La scène disparue. Les hasards de la transmission ; manques, lacunes, disparitions, déformations : enjeux méthodologiques

Compte rendu de la séance du 03 février 2010, élaboré par les membres du laboratoire junior CiTrA.
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Lors de la première séance du laboratoire junior CiTrA, nous avons voulu nous confronter d’emblée à tout ce qui peut faire obstacle aux phénomènes de circulation et de transmission, matériels et immatériels : aux pertes, aux lacunes, aux blocages, aux sélections partielles, aux impasses et aux errances, dans le parcours des textes, des pratiques sociales, culturelles et artistiques, des biens et des personnes, etc…
Nous nous sommes alors posés deux types de questions : en premier lieu, celle de savoir quelle a pu être la nature de ces obstacles. En second lieu, la manière dont il est possible d’engager des recherches sur des objets au sujet desquels nous disposons de très peu de témoignages et d’indices : quelles stratégies méthodologiques pouvons-nous mettre en oeuvre, et quelles précautions devons-nous prendre face à un matériau lacunaire, mutilé, déformé, disparu, comme c’est souvent le cas dans le champ des sciences de l’antiquité ?
Par souci de cohérence thématique, les différentes communications de cette séance de séminaire se sont focalisées sur un champ d’étude, celui du théâtre grec des époques classiques et hellénistiques. Le théâtre grec nous est connu grâce à un corpus de textes conservés assez étendu. Il n’en est pas moins limité à une portion très réduite des oeuvres tragiques et comiques alors représentées, et parfois transmises dans un état très fragmentaire. Le contexte et le cadre des représentations, nécessaires pour en comprendre la portée artistique, sociale, politique, sont par ailleurs souvent difficiles à restituer. Les édifices de l’époque classique n’ont laissé que de rares vestiges, et les sources littéraires offrent peu de renseignements pour reconstituer la représentation passée. Pour ces raisons, l’étude du théâtre grec se révèle un bon point de départ pour penser les hasards de la transmission.


Quatre communications ont été proposées :


Jean-Charles Moretti (CNRS, MOM, Université de Lyon), « Pourquoi le Parthénon est-il mieux conservé que le théâtre de Dionysos ? »

Dans cette communication, Jean-Charles Moretti s’est interrogé sur la conservation des théâtres grecs et sur les conséquences de leur dégradation.

Constat : au cours de l’histoire, le Parthénon a été mieux identifié que le théâtre de Dionysos.
À partir de dessins et d’études de voyageurs, il est possible de voir la différence qui existe entre l’identification du Parthénon et celle du théâtre de Dionysos. Par exemple, au XVe siècle, Cyriaque d’Ancône a entrepris un voyage en Grèce. Cet érudit connaît Pline, Strabon, mais pas Pausanias. L’un de ses dessins, connu par une copie, représente l’une des façades du Parthénon, facilement reconnaissable bien que l’échelle soit fausse. Cyriaque d’Ancône identifie donc clairement le monument, même si à cette époque, le Parthénon était une église. D’autres écrits de voyageurs du XVIIe et du XVIIIe siècle confirment que le Parthénon était bien identifié.
En revanche, ces voyageurs ne reconnaissent pas le théâtre de Dionysos. Les érudits savent dans quelle région se situe le théâtre, sans pouvoir le localiser. Richard Chandler est le premier savant à identifier correctement le théâtre, en 1765. Il est parvenu à cette identification en combinant l’observation des vestiges archéologiques, et l’étude des textes, dont Pausanias. Mais les archéologues de la Société archéologique grecque qui ont fouillé le site ont été déçus par la pauvreté des vestiges. Contrairement au Parthénon, l’état de conservation du théâtre est assez mauvais.

Comment peut-on expliquer ces différences de conservation ?

  • Rôle des matériaux et des techniques employés :
    Les monuments publics grecs sont en majorité en pierre et en bois. En Grèce, la pierre se conserve bien, et se restitue bien, tandis que le bois se conserve mal. Par conséquent, dans le Parthénon, les portes et la charpente en bois ont disparu, tandis qu’ont subsisté l’ensemble des murs. Pour le théâtre grec d’époque classique, la disparition du bois a eu des conséquences plus graves, puisque dans un théâtre grec, la scène, les machines scéniques et les gradins sont en bois. Pour les gradins, il ne reste que les premiers rangs en pierre, réservés aux élites de la cité ; c’est donc un « vestige de l’exceptionnel ». À l’époque hellénistique, les gradins sont en pierre, et le bâtiment de scène est en pierre et en bois.
  • Rôle de la situation et de la forme des édifices :
    Les édifices construits sur du plat se conservent en général beaucoup mieux que les édifices construits en pente. De même, les parties basses d’un édifice se conservent mieux que les parties élevées. Dans un théâtre, se conservent donc les parties souterraines. En revanche, le bâtiment de scène disparaît fréquemment. En l’absence de point de comparaison, il est toujours difficile de proposer une restitution du bâtiment de scène.
  • Rôle du traitement de l’édifice lors de son abandon :
    Le remploi d’un édifice est globalement favorable à sa conservation. On remploie des éléments d’un édifice, des blocs de pierre de forme simple. On remploie également des édifices en entier : le Parthénon a ainsi été successivement une église, puis une mosquée. Il est frappant de voir qu’en Grèce, presque aucun théâtre grec d’époque classique n’a été remployé, à la différence de ce qui s’est fait dans le monde romain.

Ainsi, la mauvaise conservation du théâtre grec n’est pas seulement un problème de forme architecturale, mais touche à la spécificité de l’édifice comme édifice de spectacles. L’ensemble des décors, des costumes et des masques ont disparu. L’archéologie du théâtre grec est donc une archéologie du disparu. C’est aussi une archéologie qui doit se fonder sur l’iconographie, l’épigraphie et les sources littéraires.


Alain Blanchard (Paris IV Sorbonne), « Présence et disparition de Ménandre à l’époque byzantine »

Alain Blanchard (Paris IV Sorbonne), « Présence et disparition de Ménandre à l’époque byzantine »

Alain Blanchard étudie dans cette communication le contenu d’un papyrus du Ve siècle après J.-C. ayant appartenu à Dioscoros, notable d’Aphroditè en Égypte et poète, ayant vécu au VIe siècle. Ce papyrus est appelé le « papyrus du Caire » (Musée, inv. 43227). Il regroupe des œuvres comiques, dont certaines œuvres de Ménandre.

  • Le papyrus du Caire :
    Les feuillets de ce papyrus servaient de bouchon à une jarre contenant les archives de Dioscoros. Le papyrus est globalement en bon état, même si le codex devait être abîmé.
    Il est possible de reconstituer le codex à partir de la structure du papyrus, et ainsi déterminer quelles sont les pièces de Ménandre contenues dans le codex. Il est certain que la succession des pièces n’est ni alphabétique, ni chronologique. Peut-on comprendre comment ces pièces sont organisées ?
    Alain Blanchard a soumis l’hypothèse suivante : les pièces sont organisées selon le principe de la triade, c’est-à-dire une succession de trois pièces unies par un même thème. Il est à noter que le papyrus de Bodmer, autre grand document contenant des pièces de Ménandre, est également organisé selon le principe de la triade.
  • Quelles sont les pièces contenues dans le papyrus ?
    Une première triade serait celle du « pathétique féminin ». Les trois pièces seraient L’apparition (Phasma), Le héros, et enfin L’arbitrage (Epitrépontès). Il n’est pas certain que L’apparition soit réellement présente en première position. Ces trois pièces ont pour personnage principal une jeune fille violée. Elles témoignent d’une progression constante dans le pathétique féminin. Le titre de certaines de ces pièces est connu par des panneaux de mosaïques retrouvés à Mytilène.
    La deuxième triade du papyrus du Caire est celle du « pathétique masculin ». La première des pièces est La Tondue ; une peinture découverte récemment à Antioche illustre le titre de la pièce. Un jeune homme se croit trompé par sa future épouse : un serviteur a dénoncé la femme, et l’homme, dans un accès de jalousie, tranche les cheveux de sa promise. La seconde pièce serait Le Misoumenos. La troisième pièce reste difficile à identifier.
    La troisième triade est peut-être la même que celle que l’on connaît par le papyrus de Bodmer, c’est à dire La Samienne, Le Dyscolos, puis Le Bouclier.
    Le papyrus du Caire contiendrait donc deux triades pathétiques, à laquelle succèderait une triade éthique, et ensuite vraisemblablement une autre triade. Ce papyrus contient en outre une comédie non identifiée. Comme autres candidats pour compléter le choix et le porter à douze unités, Le laboureur et deux pièces non identifiées portés par des codex.
    Un cadre de pensée aristotélicien a dû présider à l’agencement des pièces de Ménandre conservées dans le papyrus du Caire. Ménandre était au programme des écoles de rhétorique et Aristote avait fait la théorie de l’ethos et du pathos.
  • Présence et disparition de Ménandre
    Deux livres d’écriture et de format différents sont en fait présents dans le papyrus. L’un des auteurs est Eupolis, représentant de l’« ancienne comédie » ; le second est Ménandre, pour la « comédie nouvelle ». Le papyrus en son entier donne donc image complète de la comédie attique.
    Dès le IXe siècle après J.-C., Aristophane triomphe d’Eupolis et de Ménandre. De ce dernier poète n’ont de tradition médiévale que ses maximes, transmises dans le cadre d’une morale scolaire élémentaire. Les Byzantins n’ont gardé d’intérêt que pour la glorieuse Athènes de Périclès et les comédies et Ménandre symbolisaient trop une Athènes asservie à la Macédoine. L’Égypte qui, dès le IIe siècle avant J.-C., avait placé Ménandre, dans la hiérarchie des poètes, immédiatement après Homère et lui avait toujours accordé un traitement de faveur, une fois conquise par les Arabes, n’a plus été en mesure de le sauver.

La discussion a principalement porté sur les conditions de découverte, de provenance et de traitement des papyrus.


Alexa Piqueux (Paris Ouest Nanterre - La Défense), « Étudier le geste comique entre texte et image »

Alexa Piqueux (Paris Ouest Nanterre - La Défense) « Étudier le geste comique entre texte et image »

Alexa Piqueux s’est proposée de croiser deux types de sources, les sources littéraires et iconographiques, en vue d’étudier le geste comique. Elle a d’abord évoqué les problèmes qui se posent lorsque l’on veut étudier concrètement le contexte du théâtre grec. Il n’est pas aisé de déceler les gestes des acteurs à partir des pièces de théâtre elles-mêmes. Les scholies présentes dans les textes sont le fait de lecteurs, et non de spectateurs. Ainsi, il faut se tourner vers d’autres sources.
Les autres sources présentées et étudiées par Alexa Piqueux dans cette intervention sont des sources iconographiques. Il s’agit d’une centaine de vases italiotes, sur lesquels il est possible d’observer des scènes de comédie. Ces scènes pourraient donc constituer un témoignage sur le jeu des acteurs, même s’il faut garder à l’esprit qu’elles ne peuvent être des reproductions fidèles.
Si les deux sources littéraires et iconographiques doivent être croisées, il faut cependant se souvenir que ces corpus sont indépendants et individualisés : chacun d’eux possède son propre mode de perception et ses systèmes de signes. Leur destination et leur mode de lecture diffèrent.

  • Exemple d’un cratère apulien daté de 370 avant J.-C., attribué au peintre de Schiller (Würzburg, H 5697).
    Selon certains auteurs, il est vraisemblable que cette scène représente une scène des Thesmophories d’Aristophane, parodie du Télèphe d’Euripide (v. 688 sq). L’image reste cependant assez autonome par rapport au texte. À partir de ces deux scènes, l’une connue par la littérature, l’autre par la céramique, il est possible d’étudier le geste paratragique. Le rire naît du décalage entre le geste comique et la situation tragique, entre la scène peinte et la scène de théâtre, qui elle-même parodie une scène de tragédie.
    Il est possible de mettre en regard certains vases, qui présentent une version sérieuse d’une scène de théâtre, et parfois une version « comique ». Aristophane utilise des procédés semblables en faisant référence dans ses pièces à Euripide.
  • Exemple d’un cratère apulien (Boston, Museum of Fine Arts, 69.695)
    Un vieillard monte des marches, deux esclaves le poussent et le tirent. Les trois personnages forment un centaure. Cela rappelle le procédé des « abstractions concrétisées » chez Aristophane. L’image tragique de Chiron est convoquée, pour faire rire. L’attitude comique des trois personnages vient tourner en ridicule la scène tragique ; Aristophane utilise ce genre de procédés lorsqu’il parodie les gestes des acteurs de tragédie.
  • Exemple du vase de New York, dit de la « comédie de l’oie » », fin IVe siècle (New York, Metropolitan Museum of Arts, 24.97.104)
    Ce vase permet d’étudier le langage du corps comique. Des inscriptions peintes sur le vase relatent les paroles des personnages, fait exceptionnel ; d’habitude, c’est le nom du personnage qui est donné. Les personnages s’expriment en partie de trimètres iambiques. Les inscriptions accompagnent et soulignent le geste du corps peint sur le vase. Le corps imprime son mouvement et détermine la disposition graphiques des inscriptions : son éloquence devance les mots.

Les liens entre les vases peints et la comédie aristophanienne sont donc évidents. Vases et pièces se répondent en écho, mettant en évidence le rapport entre le spectacle et la parole. Les gestes et la parole s’explicitent l’un l’autre, et collaborent : la parole se fait souvent le relais du spectacle pour donner à imaginer ce qu’on ne peut voir.

La discussion a porté sur la réception de la comédie athénienne en Apulie, sur les possibilités et les limites du rapprochement entre scènes figurées et scènes de théâtre.


Anne-Sophie Noel (Lyon 3), « Le théâtre d’aujourd’hui : un support pour penser la dramaturgie antique ? »

Comment envisager aujourd’hui le dialogue entre les praticiens du théâtre et les chercheurs ? Les expériences de mise en scène peuvent-elles être intégrées au travail de la recherche, comme des sources qui combleraient les manques de la transmission ? Ces questions ont été le fil conducteur de l’intervention d’Anne-Sophie Noel.

  • Obstacles méthodologiques liés à la différence entre les deux approches
    L’approche scénique du théâtre antique se construit toujours, pour une part, contre l’approche scientifique. C’est le cas de certains metteurs en scène contemporains, dont Farid Paya et Andrei Serban. Ils dénoncent des recherches coupées du fait scénique, et pensent pouvoir accéder à une forme de vérité par la mise en scène et le jeu des acteurs.
    D’autre part, certains metteurs en scène, dont Antoine Vitez, refusent toute tentative de restitution. Le metteur en scène invente une réalisation scénique, et il est pleinement libre de mettre en scène la pièce comme il l’entend.
    Pourtant, ce travail d’interaction entre professionnels et chercheurs s’est engagé dès le début du XXe siècle, et s’est poursuivi ensuite.
    Deux périodes ont été évoquées :
    - Fin XIXe siècle - début XXe siècle, on assiste à une période faste de la reconstitution. Cela aboutit parfois à une « Antiquité de pacotille ». Les travaux scientifiques sur le théâtre n’étaient pas alors suffisants pour envisager une restitution fiable et dépourvue de clichés.
    - À partir du deuxième tiers du XXe siècle, une nouvelle tentative de restitution a été mise en place, particulièrement au sein du « groupe du théâtre antique de la Sorbonne », auquel a participé Roland Barthes. Ce groupe s’appuyait sur des connaissances scientifiques précises, et associait dans un même groupe de travail des chercheurs et des professionnels du théâtre.
    Le groupe du théâtre antique de la Sorbonne a influencé les metteurs en scène de l’époque, dont le rôle s’affirmait de plus en plus : Jean Vilar, Georges Lavaudant, Ariane Mnouchkine. Cela a abouti à des démarches visant à « réhabiter de l’intérieur le théâtre antique », et à le restituer de façon partielle. Ces expériences montrent que le terrain commun entre professionnels du théâtre et chercheurs est nécessairement limité.
  • La « restitution partielle »
    - La mise en scène des Atrides, d’Ariane Mnouchkine (1990-1992). Cette pièce a donné lieu à un travail sur la gestuelle et la danse chorale. Selon certains critiques, cela a abouti à une meilleure perception de la fonction du chœur antique.
    - Un metteur en scène japonais, Yukio Ninagawa, a mis en scène Médée (1978). Les acteurs étaient tous des hommes, comme dans le kabuki. Médée était jouée par un onnagata, acteur masculin spécialiste des rôles de femme. Dès lors, il était possible de retrouver la perception antique de l’acteur déguisé en femme ; et de retrouver l’identité sexuelle transgressive de Médée.
  • Quel cheminement pour le chercheur du spectacle à sa table de travail ?
    La mise en scène poursuit des finalités qui lui sont propres. Lorsqu’une mise en commun entre chercheurs et professionnels du théâtre se fait, c’est toujours de manière partielle, sur des points limités.
    Mais une expérience théâtrale pratique peut parfois corriger une connaissance scientifique. Par exemple, les chercheurs ont supposé que le masque des acteurs était un résonateur. Au contraire, la pratique permet de prouver que le masque ne laisse pas résonner le son, mais qu’il l’étouffe.
    Ainsi, le chercheur peut bénéficier d’un savoir éprouvé, mis en pratique. Il bénéficie aussi de la capacité de questionnement et d’inventivité des hommes de théâtre. On peut mettre en parallèle cette démarche avec ce que les chercheurs anglo-saxons appellent la research through practice.

La discussion a porté sur les questions de fidélité au texte, sur les rapports entre la pratique concrète du théâtre et le travail de chercheur, à partir d’expériences personnelles.