La famille, un cadre spécifique de transmission et de circulation ?

Compte rendu de la séance du 19 avril 2011, élaboré par les membres du laboratoire junior CiTrA.
Le résumé est téléchargeable (PDF - 212 Ko).

Cette journée d’étude entendait explorer, dans les mondes grecs et romains, quelques types de transmission au sein de la famille, appréhendée dans son sens large comme l’ensemble des personnes reliées entre elles de manière naturelle ou institutionnelle (unions, adoptions, etc.). On s’aperçoit alors qu’il existe des réseaux d’action divers au sein de cette sphère, qu’ils soient limités à la cellule parents - enfants, ou au contraire très larges, qu’ils avantagent un sexe par rapport à un autre, ou qu’ils privilégient un transfert aux collatéraux plutôt qu’entre générations. Dans ce cadre, les pratiques peuvent être régies aussi bien par le droit que par des stratégies personnelles ou collectives, conditionnée par la façon dont les Anciens se représentent la famille et qui mobilisent des enjeux divers, patrimoniaux, symboliques, sociaux ou politiques.


Avec les interventions de :


Michèle Brunet (Lyon II), « "Les grandes familles" : Esquisse d’une sociologie de la transmission familiale dans la Grèce ancienne »

Documentation et enjeux de la transmission économique
Ce qui se transmet dans le monde grec, ce sont d’abord des biens, notamment la terre. Il y a tout un mécanisme de jeu et d’enjeu intrafamilial autour de la transmission de la terre, qui est un bien rare en Grèce. La loi de l’héritage vient en effet contrecarrer celles de l’exploitation agricole : l’importance de la taille des exploitations s’oppose au morcellement par l’héritage. La terre est le socle de la richesse à partir de la Grèce archaïque, dans le cadre de la cité.

Les outils utilisables dans la perspective de cette étude sont l’onomastique et la prosopographie, dont l’enchaînement est le suivant : X1 épouse Y2, qui donne naissance à Y2 fils de X1, lui-même donnant naissance à X2. On a donc une alternance, et le nom se transmet de l’enfant au grand-parent. Sur un site archéologique, à partir la documentation épigraphique, on construit des stemmata, des arbres généalogiques, qui sont cependant tronqués puisqu’on ne parle jamais des femmes. Les stemmata sont donc uniquement en descendance masculine. Cette reconstruction permet de mettre en série des transmissions, et de constater les récurrences de génération en génération. Délos en est un exemple intéressant et particulier : nous avons des traces nombreuses d’une transmission de nature économique grâce au volume exceptionnel des inscriptions financières du sanctuaire que l’on a mises au jour.

L’ensemble des documents attestant une transmission sont une manifestation de la cohésion civique, qui prouve la continuité chronologique de la famille ou de la cité depuis un point d’origine : la liste est le signe de la transmission générationnelle qui est la garante de la continuité. Les listes d’archontes ou de théores, qui forment des corps civiques, quand on observe la récurrence des noms, se présentent comme un assemblage de familles et de lignées.

La prosopographie peut être alors exploitée par l’historien dans une perspective sociologique - la cité se pense comme un assemblage de familles - mais plus encore dans une perspective socioéconomique : quelles stratégies ont été développées par les familles pour se transmettre le bien, sans qu’elles soient toujours présentées explicitement comme telles à l’époque ? La transmission des biens est le moyen et l’origine des positions sociales, qui sont des positions de pouvoir. L’enjeu, c’est la terre, et non le commerce.

Quelques exemples

  • À Tinos, les biens sont partagés à chaque nouvelle génération entre les héritiers : cette loi d’airain de l’héritage est à terme catastrophique car elle implique une dissémination des terres. C’est pour l’éviter et contourner cette loi d’airain que se mettent en place des stratégies d’alliances internes ou externes à la famille. Roland Etienne conclut que des déplacements latéraux de fortune ont lieu pour que le bien foncier ne se dévalorise pas. On rattrape par le biais du mariage et de la dot ce qu’on perd par l’héritage. Donc, loin d’une perspective capitaliste ou chrématistique, c’est un souci de gestion raisonnable du bien qui guide la logique des habitants.
  • À Thasos, une liste d’archontes et de théores est gravée à un angle de l’agora, sur le lieu symbolique de la cohésion civique, dans une cité qui justement a connu de nombreux épisodes de staseis, de dislocations du corps civique. Dès lors que, vers 360, ces dissensions se calment, les habitants cherchent à établir la liste de magistrats « depuis les origines », en essayant de retrouver ou en faisant semblant de retrouver les tout premiers magistrats. Par ailleurs, sur certains timbres des vins exportés de Thasos, qui était un cru recherché à l’époque, il y a des listes de noms de kéramarchès, c’est-à-dire de « potiers-chefs », qui seraient les responsables des lieux de fabrication des amphores. Mais ce n’est qu’une hypothèse difficile à tenir. Il faut plutôt la comprendre comme le titre du propriétaire. On a retrouvé une trace de cette notion dans d’autres inscriptions : des noms apparaissent portés de père en fils dans une famille qui a fourni des kéramarchès à plusieurs reprises. Ces noms correspondent à ceux portés par certaines personnes sur la liste des archontes et des théores. Dans les Epidémies d’Hippocrate, qui avait fait un tour à Thasos où c’était fort nécessaire (à cause de la présence de la malaria, notamment), on trouve une description des études de cas, notamment celui de Piladès, fils de Démès. Or ce sont les gens importants qui ont seuls pu consulter Hippocrate. L’ensemble de ces noms concordent : ils forment toute une famille de Piladai, appartenant à un groupe social de quelques familles, aristocratique. Le point d’ancrage de sa fortune semble être le commerce des amphores. Mais ils sont d’abord et avant tout des propriétaires fonciers, ce que nous ne percevons pas. Ils n’étaient pas des industriels de la céramique, ils ne faisaient pas leur richesse via le commerce : la seule réponse cohérente sur la seule ressource de richesse. Ils sont propriétaires viticoles, et la fabrication d’amphores n’est qu’un appendice de leur activité.
  • À Délos, la documentation est exceptionnelle, hors norme. Depuis le VIe siècle, il n’y a plus personne à Délos, et le paysage s’est figé, ce qui constitue une situation idéale pour les archéologues. Le dieu de Délos, Apollon, avait des terres sacrées, dont le système d’affermage est classique. Le dieu est le propriétaire. L’acquéreur est un fermier : il verse en numéraire strict (à la différence du métayage, qui verse une partie en nature). Le renouvellement des fermiers s’effectue tous les dix ans. Mais cela ne permet pas vraiment un investissement sur du long terme. Les domaines de location sont proposés à tous lors de mise en concurrence. On s’aperçoit que le vivier des acquéreurs se réduit d’emblée aux Déliens eux-mêmes. Et, sur un système conçu pour rotation périodique, dans la pratique, c’est une quinzaine de famille qui s’est réservée les terres d’Apollon dans la durée. On se retrouve assez vite dans des logiques de transmission de biens fonciers avec fermage, qui sont semblables à une logique de transmission de biens dont on est propriétaire. Par ailleurs, il est essentiel d’avoir des garants, car il faut faire rentrer des loyers tous les ans pour les servants du culte, sans quoi c’est la poursuite du culte lui-même qui est menacée. Les fermiers doivent donc fournir deux garants tous les ans, ce qui est très exigeant. Ainsi, dans la société délienne où il y a des difficultés d’accès à la terre, puisque l’île de Délos est toute petite, la caste des vrais propriétaires fonciers domine, et 250 fermiers sont répertoriés, qui tentent de perdurer dans la location de fermages par des stratégies d’alliance transversale, alors que ce n’était pas prévu comme tel.


Clément Sarrazanas (Montpellier III), « Circulation des femmes et transmission de la royauté à l’époque des Diadoques »

La mort imprévue d’Alexandre le Grand à Babylone en 323 av. J.-C. plonge le monde grec dans une période de troubles et d’incertitudes politiques. Le conquérant laisse en effet son empire immense sans héritier direct et légitime en mesure de pouvoir réellement exercer son autorité. Rapidement, ses anciens généraux se partagent son empire - ou plutôt, entérinent un état de fait - et se mettent à se comporter en souverains sur les régions qui leur avaient été confiées.

Il convient de rappeler combien la situation est inédite alors : chaque Diadoque domine une partie de l’ancien empire d’Alexandre, mais il ne s’agit que d’un état de fait. Voici rapidement quelles sont les positions, à la mort du dernier héritier : en Europe, Cassandre a succédé par la force à son père Antipatros en tant que « stratège », régent de Macédoine ; Ptolémée tient l’Egypte ; Séleucos tient la Mésopotamie et l’Iran ; Lysimaque la Thrace et des régions en bordure du Pont-Euxin ; Antigone I le Borgne, le père de Démétrios Poliorcète, exerce son autorité sur le plus grand territoire, s’étendant en Asie Mineure. De tous ces individus, Cassandre est le seul à avoir une certaine légitimité pour occuper sa place : Antipatros, son père, avait été le régent du royaume de Macédoine pendant toutes les années où Alexandre s’était lancé dans la conquête du royaume perse, jusqu’à sa mort en 319.

Les affrontements ne vont pas cesser entre les uns et les autres, et cette période de la première génération qui suit la mort d’Alexandre est une période d’incertitudes, et de guerres incessantes. Chacun va tenter de se tailler la plus grosse part de territoire possible, certains caressant même peut-être le rêve de remettre la main sur l’intégralité de l’empire d’Alexandre.
On a souvent dit que, pour cette période, c’est la force, et surtout la victoire, qui ont légitimé les positions des Diadoques. Nous citons la traduction d’un passage de l’article de Elizabeth Carney de 1995, p. 375 : « Ce qui comptait vraiment à l’époque des Successeurs, ce n’était pas du tout l’ascendance ou la légitimité, mais la force brute, sous la forme des succès militaires, ce qui est largement confirmé par la carrière des Successeurs. Dans les faits, l’autorité accompagnait simplement la victoire, qui pouvait en retour générer une légitimité. »

C’est cette assertion, qui correspond à la vision que l’on se fait souvent de la période des Diadoques, que nous voudrions nuancer ici. Certes, c’est la force et la victoire qui ont été les moyens généralement employés par les Diadoques pour établir leur domination sur leurs territoires et leurs sujets. Mais la force n’est pas le seul moyen par lequel les Diadoques vont essayer de parvenir à leurs fins. Tous n’étaient pas que des « brutes épaisses » se moquant des questions de légitimité royale ou territoriale. Plusieurs d’entre eux vont essayer, comme nous le verrons, de légitimer leur autorité, ou leurs prétentions territoriales, par d’autres moyens, fussent-ils des montages de propagande.

Le titre de « roi »
De ces moyens, le plus célèbre, et celui qui a particulièrement retenu l’attention d’auteurs antiques comme Plutarque, c’est d’abord celui de s’octroyer le titre de « roi ».

En 306, Démétrios vient de remporter pour le compte de son père Antigone la victoire la plus éclatante de sa carrière : il s’agit d’une bataille navale, au large de Salamine de Chypre, remportée contre les forces de Ptolémée d’Egypte. La flotte de Ptolémée subit de grandes pertes, et cette bataille a pour conséquence d’écarter pour un temps les Lagides de la mer Egée. Fort de ce succès, Antigone se proclame roi, et associe son fils, lui aussi proclamé roi. Devant cette initiative, les autres diadoques s’empressent de se proclamer rois eux aussi, et de porter le diadème.

Comment interpréter ces événements et ce titre ? Les commentateurs ont longtemps pensé qu’Antigone se proclamait roi en tant qu’il prétendait lui-même à l’ensemble de l’empire d’Alexandre. Il est possible qu’Antigone ait eu l’ambition de reconquérir à son seul profit tout l’empire, mais en 306 la tâche s’annonçait immense, et, s’il était des diadoques celui pour qui la situation était la plus favorable, il était loin d’en approcher. La bataille de Chypre, si importante fut-elle, ne lui permettait pas à elle seule de conquérir des territoires suffisamment étendus. Surtout, ce titre de roi ne repose sur aucun fondement officiel, si ce n’est l’acclamation par le peuple. Antigone n’était pas un argéade, il ne pouvait se prévaloir d’une quelconque légitimité dynastique.

Mais Antigone se proclame simplement « roi » et non « roi des Macédoniens » (il ne contrôle pas la Macédoine), ni même roi d’Asie (région qui est en son pouvoir). Il ne donne aucune limitation territoriale à ce titre : ce qui permet de laisser le champ des possibles ouvert, mais aussi qui laisse planer l’ambiguïté sur ses réelles intentions. De plus, associer son fils et le faire roi lui aussi n’est pas dans les habitudes traditionnelles macédoniennes. Porter un diadème n’était pas non plus l’usage macédonien. Cassandre n’en portait pas, mais Alexandre en avait porté un au moment de sa conquête de l’Asie, et représentait plutôt sa nature royale, universelle pour ainsi dire. C’est peut-être dans ce sens qu’il fait voir le geste d’Antigone. Ce geste d’Antigone de 306 est donc par bien des côtés novateur et est plus complexe à analyser que ce qu’on a longtemps cru.

Or, dans leurs provinces (que l’on peut maintenant appeler royaumes), les diadoques, comme Ptolémée, Séleucos, ou Lysimaque, avaient déjà tout des rois, et se faisaient même déjà appeler roi par leurs populations locales. Prendre ce titre de « roi » (basileus, en grec) officiellement n’est donc pas un acte de politique intérieure, mais de politique extérieure, internationale. Si chacun se proclame roi, cela contribue donc au morcellement de l’empire : il était déjà effectif, mais désormais cette floraison de rois ratifie l’état de fait, et lui donne un cadre. Si donc Antigone avait prétendu par son titre clamer son autorité sur l’ensemble de l’empire, cette proclamation a en fait eu un effet inverse : il entérine les positions de chacun, car chacun va devenir roi de son propre royaume.

Dans tous les cas, cette auto-proclamation en tant que « roi » ne repose sur aucune base légitime, légale. Si les populations locales, et les élites macédoniennes de chacun de ces nouveaux royaumes ont pu y adhérer, la reconnaissance mutuelle de ces titres ne se fait pas sans difficultés.

Les stratégies matrimoniales
Même s’ils sont tous dans un état de conflit les uns avec les autres, les Diadoques passent des alliances les uns avec les autres, parfois durables, le plus souvent fragiles. Pour renforcer ces alliances, ils ont recours à un moyen politique et diplomatique traditionnel pratiqué déjà avant eux : le mariage. Le procédé est bien connu, redoubler les liens politiques nouveaux par des liens familiaux.

Tout cela n’est guère nouveau : ce qui l’est un peu plus en revanche, c’est la polygamie abondamment pratiquée alors par ces souverains. Cela avait déjà frappé Plutarque, mais qui relève après tout que Philippe II et Alexandre le grand lui-même avaient déjà ouvert la voie (Philippe et Olympias mais aussi Eurydice, la mère de Philippe Arrhidaios ; Alexandre et Rhoxane, Barsinè, etc.). Il s’agit uniquement d’une polygamie royale : les Grecs continuent d’être monogames. Seuls les rois, pour des raisons essentiellement politiques, y sont autorisés.

Donc, les Diadoques épousent des femmes issues des familles de leurs alliés, qui sont aussi en même temps des rivaux : Lysimaque épouse une fille de Ptolémée, Arsinoé ; Séleucos épouse une fille de Démétrios, Démétrios lui-même épouse aussi une fille de Ptolémée, une soeur de Pyrrhus…

Ce qui est plus neuf, et qui n’a que rarement été étudié, c’est que dans quelques cas, ces mariages vont permettre de donner aux diadoques une légitimité vraiment « royale », dynastique aux yeux de l’opinion publique. Les femmes vont être le vecteur privilégié de la transmission de cette légitimité. Nous allons voir ici quelques exemples, les plus frappants peut-être, surtout tirés de la Vie de Démétrios Poliorcète, par Plutarque. C’est la source la plus détaillée sur l’époque, et c’est une source dans laquelle Plutarque s’intéresse de près et fournit de nombreux indices sur les pratiques matrimoniales des rois hellénistiques.

Le mariage de Démétrios

En 297, Cassandre, toujours roi de Macédoine, meurt. Ses héritiers, mineurs, se déchirent dans des luttes fratricides. Démétrios, qui, après une lourde défaite face aux diadoques coalisés en 301 à Ipsos, a repris pied en Grèce (à Athènes) depuis 295, saisit l’occasion. En 294, sous couvert de prêter main-forte à Alexandre, un des fils de Cassandre qui prétend au titre de roi de Macédoine, Démétrios lui tend une embuscade et le fait assassiner purement et simplement. Sans traîner, il s’empare du royaume de Macédoine par ce coup de force, et se fait donc proclamer roi des Macédoniens, en 294. Bien entendu, il s’agit d’un coup de force éhonté, que Plutarque réprouve.

Mais, précise Plutarque, aux yeux des Macédoniens, Démétrios est plutôt bien accepté par la population. D’une part, dit-il, parce qu’ils n’avaient pas de meilleur chef : il s’agit finalement d’un choix par défaut, et d’une acceptation de la force. Mais d’autre part, parce qu’ils n’aimaient pas Cassandre, qui avait fait tuer les héritiers légitimes de l’empire. Plutarque nous montre que, au moins pour la population macédonienne, la légitimité compte, et qu’ils y sont attachés.

Mais surtout, Démétrios possède une légitimité grâce à sa femme, Phila. Démétrios avait épousé Phila à l’initiative de son père Antigone, en 320. Née vers 350, sœur de Cassandre, Phila a été mariée en premières noces à Cratère, mort en 321, qui avait été un proche d’Alexandre, et à la mort de celui-ci, était devenu officiellement « épimélète des rois » (Arrhidée et Alexandre IV), c’est-à-dire, concrètement, régent de l’empire tout entier. Même si cette période fut trop courte pour qu’il puisse réellement agir (entre 323 et 321), il avait détenu le poste officiel qui faisait de lui, en droit, un quasi-roi de l’empire. Déjà « vieille » de 30 ans au moment où Antigone demande à Antipatros sa main pour son fils Démétrios, alors âgé de 17 ans, elle n’aura pas longtemps la préférence, notamment sexuelle, du jeune homme qui s’unira avec d’autres femmes. Malgré tout, en dépit des pratiques polygames de Démétrios, qui « avait le mariage facile », les textes insistent bien sur le fait que Phila demeurera toute sa vie « l’épouse n°1 » en ancienneté et en honneur auprès de Démétrios, qui la traitera toujours conformément à son rang.

Cette union matrimoniale voulue par Antigone a porté ses fruits même au-delà de ses prévisions. En effet, aux yeux des Macédoniens, Phila rappelle à la fois les qualités de son père Antipatros, mais, plus étonnant, celles de son premier mari, Cratère. Tous les deux ont eu autorité sur la Macédoine, et ont été de « bons chefs ».
A propos de Cratère, Plutarque, écrit dans la Vie d’Eumène, 6, 2 : « Cratère était extrêmement aimé des Macédoniens, à qui il suffisait d’apercevoir son large chapeau et d’entendre sa voix pour accourir à lui avec leurs armes. » Cette « modération » par laquelle ils s’étaient illustrés, paraît être aux yeux des Macédoniens un attribut transmissible à leur famille : pour l’un à sa fille, pour l’autre à sa femme. Cette idée repose sur deux conceptions apparemment différentes : dans son rapport avec Antipatros, Phila bénéficie du prestige du sang, pourrait-on dire. Cela correspond à une vision assez traditionnelle : les qualités d’un membre d’une famille se transmettent à ses descendants, de façon « génétique » : c’est en quelque sorte l’illustration de l’adage « bon sang ne saurait mentir ». Les qualités intellectuelles ou politiques de Phila sont confirmées par les textes, qui nous disent qu’elle était consultée par son père sur des sujets politiques.
Concernant Cratère, c’est plus étonnant : il semble que Phila ait bénéficié du simple fait de passer dans la maisonnée de son mari, son oikos, pour que rejaillisse sur elle aussi les qualités et la popularité de son mari.
Ce qui est plus étonnant encore, c’est que cet héritage de Phila « profite » aussi à Démétrios. Si la transmission des qualités se fait du mari vers la femme, il paraît aussi bien pouvoir avoir lieu de la femme vers le mari. En effet, la qualité première que les Macédoniens retrouvent avant tout chez Phila, c’est la « modération » (metriotès) d’Antipatros. Ils pensent, ou espèrent, retrouver cette même metriotès chez Démétrios, alors que justement Démétrios vient de perpétrer un assassinat scandaleux sur le fils de Cassandre : on a connu plus modéré !
Or, le texte ne parle même pas de l’influence que pourrait avoir Phila sur Démétrios : Plutarque nous dit que Démétrios recueille d’emblée les fruits de cette opinion positive sur Phila, comme si, là encore, les qualités de gouvernement ou de caractère circulaient entre les époux, leur était commun à partir du moment où ils étaient mariés. Tout se passe comme si Phila apportait avec elle le patrimoine « moral » de son père et de son premier époux.

En-dehors de ces considérations d’ordre moral, il est clair d’après le texte de Plutarque que Phila apporte à Démétrios un argument de bien plus de poids : celui de la légitimité royale et dynastique. On a vu que le titre de roi des Macédoniens est celui qui avait le plus de poids, et conservé tout son prestige intact. Or, qui est légitime à cette position en 294 ? Cassandre est mort ; de ses trois fils, Démétrios a fait tuer le dernier. Parmi les enfants d’Antipatros, il reste donc… Phila ! Phila est légitime, doublement pourrait-on dire, par son ascendance, et en plus par son premier mariage.

Comme une femme ne saurait régner, c’est son mari qui là encore peut hériter de sa légitimité ! C’est tout bénéfice pour Démétrios. Pour être exact, les Macédoniens ont aussi en tête une autre donnée : ils paraissent considérer comme héritier légitime non seulement Démétrios lui-même, mais son fils, le futur Antigone II Gonatas. Il est le fils de Démétrios et de Phila : donc Antigone Gonatas, lui, descend bien d’Antipatros, dont il est le petit-fils ! Il s’agit d’un raisonnement sur le long terme : à la mort de Démétrios, c’est son fils, descendant d’Antipatros, qui accèdera au titre de roi : la légitimité dynastique sera donc rétablie.

Le cas est frappant : si Démétrios a accédé au pouvoir par la force et la violence, en toute illégalité, il se trouve légitimé en tant que roi des Macédoniens grâce à son épouse. Encore une fois, c’est une légitimation après coup, mais qui paraît efficace. C’est à ma connaissance, le premier cas aussi manifeste, où une épouse permet à son mari de jouir aussi bien de sa légitimité royale que des qualités morales de son père et de son ancien époux.


Conclusions

Il ne s’agit là que d’un rapide aperçu sur ces questions de légitimité à l’époque des diadoques. Cette époque continue souvent d’être vue comme une période de guerres incessantes (ce qui est assez vrai), où seule la violence règne (ce qui n’est pas vraiment exact). Il est manifeste que les questions de légitimité, surtout de légitimité royale, ont continué à compter aux yeux, sinon des diadoques eux-mêmes, en tout cas aux yeux des sujets macédoniens et grecs des populations des nouveaux royaumes hellénistiques. Bien sûr, ces considérations venaient souvent dans un second temps, quand elles étaient favorables aux diadoques, ou encore après-coup, pour justifier, justement, le recours à la violence.
Cette recherche d’un statut permettant de justifier une position royale - qui au fond, demeure pour tous usurpée - passe notamment par les mariages avec des femmes possédant, elles, un sang ou un rang royal préexistant. Les textes nous parlent relativement peu du rôle des femmes en général, et quand ils le font, c’est en général sous une forme de récit qui efface complètement les enjeux politiques qui peuvent présider à leurs actions (c’est encore plus vrai chez Plutarque). L’historien doit donc, comme c’est de bonne méthode, procéder à un examen critique des sources afin de pouvoir comprendre des phénomènes plus profonds qui sont à l’œuvre derrière les narrations pittoresques des auteurs anciens.
A lire de plus près ces rares textes, on constate que la période des diadoques a bien été, comme dans d’autres domaines, une période inédite, où les monarchies nouvelles étaient encore à établir et les principes dynastiques à inventer. Dès la génération suivante, les positions comme les principes de succession seraient fixées. L’histoire des royaumes hellénistiques allait alors pouvoir se dérouler, débarrassée de l’épineuse question de la légitimité royale, qui s’était posée avec acuité et difficulté dans les décennies qui avaient suivi la mort d’Alexandre le Grand.


Hélène Rougier (ENS de Lyon), « La transmission de la mère aux enfants : entre évidence sociale et difficultés juridiques (fin de la République - début du Haut-Empire) »

Introduction

Il s’agit d’étudier un paradoxe intéressant. Les enfants, à Rome, jusqu’à la fin du IIe s. de notre ère, n’héritent pas de manière automatique de leur mère. En fait, ils ne le peuvent que si elle les inscrit dans son testament. Or, dans la pratique testamentaire, on voit que les femmes sont contraintes de nommer leurs enfants héritiers. Pour résumer le paradoxe, les enfants ne peuvent pas hériter de leur mère si elle meurt sans avoir fait de testament ; mais à partir du moment où elle teste, elle est contrainte de nommer ses enfants héritiers.
Ce sujet nous conduit à réfléchir sur l’articulation des sphères juridique et sociale, puisque c’est le droit qui est à l’origine du paradoxe que je viens d’évoquer. Il ne faut toutefois pas voir la sphère juridique comme un élément figé, mais au contraire, qui évolue ; et il s’agit de voir dans quelle mesure ses évolutions sont liées à celles des pratiques sociales.

Un problème d’ordre méthodologique se pose quant aux sources. Jusqu’au Ier siècle de notre ère, ce sont surtout les sources littéraires qui nous renseignent alors qu’à partir du IIe s. ap. J.-C., les sources juridiques sont beaucoup plus nombreuses. Or les deux types de sources n’ont, à l’évidence, pas les mêmes préoccupations, ne présentent pas l’acte testamentaire de la même manière, donc ne fournissent pas le même type de données. La première attestation de testament féminin remonte au IIe s. av. J.-C ; nous nous arrêtons au IIe s. ap. J.-C, car c’est le moment de réformes juridiques importantes dans le domaine des successions mère-enfants.

Nous allons donc nous attacher à décrire les mécanismes juridiques et sociaux du lien successoral entre la mère et ses enfants, et leur évolution, pour tenter de comprendre le paradoxe mis au jour.

  • Une res noua : la transmission testamentaire d’un patrimoine par les mères
  • La mère, dépourvue de potestas sur ses enfants
    Faute de patria potestas, de puissance juridique exercée sur les membres de sa domus, la femme n’a pas de descendants, de successeurs, ni d’héritiers légitimes, d’héritiers « siens » (heredes sui), c’est-à-dire qui héritent de manière automatique à la mort de la mère. Voir Gaius, Inst. III, 1-2 et 51. C’est la patria potestas qui donne le lien de filiation naturelle. Ainsi, lorsque la femme meurt, ce sont ses agnats (frères et oncles paternels en particuliers) qui récupèrent en priorité ses biens, même si elle a des enfants.
    Une seule exception, dans le cas du mariage cum manu : la femme y est considérée comme fille de son mari, donc comme sœur de ses enfants, à ce titre ils peuvent hériter d’elle, mais en tant qu’agnate et non en tant que mère. Ce mariage décline dès la fin de la République, au profit du mariage sine manu, dans lequel n’a femme n’est plus sous la manus du mari. Elle n’a donc plus de moyen de transmettre de manière automatique à ses enfants.
  • Le testament, une nouveauté dans la transmission de la mère aux enfants
    C’est la possibilité pour les femmes de faire un testament, attestée au IIe s. av. J.-C., mais peut-être antérieure, qui leur permet de transmettre à leurs enfants à leur mort, qui lui permet de choisir de transmettre à ses enfants. Par le testament elle les désigne héritiers
    Mais, et la différence est d’une extrême importance, ils restent considérés comme héritiers externes (par opposition aux héritiers légitimes). La mère est obligée de les nommer pour qu’ils puissent revendiquer l’héritage. Ils sont, bien évidemment, comme tout héritier externe, ils doivent explicitement accepter la succession.
    Les conséquences de cette situation se retrouvent dans l’« exhérédation » (fait d’exclure une personne d’un héritage). C’est une autre différence avec les hommes, qui découle de l’absence de lien successoral entre la mère et les enfants : si les hommes veulent exhéréder leurs enfants, ils doivent le dire explicitement, les nommer (puisque les enfants héritent automatiquement du père, sans quoi le testament est non valide car on considère qu’il a oublié un enfant) ; au contraire, il suffit que la mère ne les mentionne pas pour qu’ils soient exclus de l’héritage. Voir Gaius, Inst., II, 123 et 127.
  • L’insertion de la res noua dans la norme sociale et ses contraintes
    Les enfants ne sont pas héritiers légitimes de la mère, mais si elles font un testament, les enfants doivent apparaître, cela fait partie des vertus de la mater familias
  • Une transmission volontaire systématique ?
    Voici les chiffres obtenus à partir des mentions de testaments féminins dans les sources littéraires et dans le Digeste : 114 mentions totales, dont 49 d’enfants et de petits-enfants. C’est un chiffre qui est loin des 100%, mais on ne peut pas en déduire que les mères ne laissaient pas quelque chose systématiquement à leurs enfants. La sélection des informations opérée par les auteurs littéraires et les juristes ne permet pas en effet de savoir si les enfants héritaient même lorsqu’ils ne sont pas mentionnés.
  • Les litiges, révélateurs de la norme sociale
    C’est par les condamnations sociales que l’on repère la norme, c’est-à-dire, c’est à travers les réprobations de certaines conduites, celles qui consistent à exclure un enfant de l’héritage, que les auteurs antiques nous désignent la norme qui consiste à inscrire ses enfants dans le testament. Voir deux exemples de Valère Maxime : VII, 7, 4 : condamnation de Septicia, qui a déshérité ses enfants au profit de son second mari, très vieux. Cette pratique est en plus contraire aux normes augustéennes encourageant le mariage en vue de procréer (Auguste a proclamé des lois sanctionnant le mariage n’ayant pas pour fin la procréation). Et Valère Maxime, VII, 8, 2. Aebutia déshérite une de ses filles sans motif, institue l’autre fille héritière. Ce comportement est condamné car il est vu comme arbitraire.
    Il existe même, à partir du Haut Empire une procédure juridique qui permet aux enfants d’attaquer le testament de leur mère comme « inofficieux », par une querela inofficiosi testamenti, lorsqu’ils s’estiment lésés à tort. Le testament est donc ce qui permet à la mère d’accomplir un devoir de piété familiale, qui a aussi des répercutions sociales plus générales, et qui fait partie de valeurs sociales particulières. Mais jusqu’en 178, on ne reconnaît pas officiellement une succession automatique des enfants à la mère. On constate là le pragmatisme du droit : s’il n’y a pas de transmission automatique, une transmission est quand même nécessaire. Le testament résout le problème.
  • Une nouvelle exigence féminine : éviter la potestas du père dans la transmission, ou la condition d’émancipation
    La condition d’émancipation est une condition nécessaire et contraignante, c’est-à-dire que si elle n’est pas respectée, le testament ne peut être appliqué. C’est la mère qui pose cette condition qu’est l’émancipation des enfants par le père. Voir Pline, IV, 2 (Régulus émancipe son fils selon la volonté de sa mère et récupère de manière illégale les biens) et Suet. Vit . 6. (Vitellius émancipe son fils selon la volonté de sa mère et le tue pour récupérer son héritage).
    Le problème est la puissance du père sur l’enfant. Si la femme institue héritiers ses enfants non émancipés, encore sous la puissance du père, sans émettre la condition d’émancipation, c’est le père qui récupère l’héritage. Si la mère veut éviter cela, elle doit poser comme condition l’émancipation des enfants. Ces conditions apparaissent souvent dans des situations de mésentente ou de manque de confiance entre la mère et le père des enfants, et souvent dans le cas de remariages.
  • Conclusion : le senatus-consulte Orphitien
    Jusqu’au dernier quart du IIe s av J.-C., les enfants ne peuvent pas hériter de manière légitime de leur mère. Celle-ci doit faire un testament pour qu’ils héritent. Lorsqu’une femme a des enfants, il est bien vu qu’elle teste et qu’elle institue ses enfants.
    Le SC Orphitien change les choses d’un point de vue institutionnel. Voir Ulpien, D. 38, 17, 1 : « Les enfants peuvent être admis à la succession légitime de leur mère en vertu du SC Orphitien, soit que leur mère fût ingénue, soit qu’elle fût de la condition des affranchies » et « Les enfants illégitimes sont eux-mêmes admis à la succession légitime de leur mère ». C’est seulement avec le SC Orphitien en 178 ap. J.-C. que les enfants peuvent hériter légitimement de leur mère, c’est-à-dire lorsque celle-ci meurt sans avoir fait de testament. Mais il est difficile de qualifier ce type de succession : est-elle équivalente à celle du père aux enfants ?
    Il faut en fait distinguer deux niveaux du droit :
    - Celui qui régit le statut des personnes. Dans ce cas là, c’est ce droit ancien qui refuse à la femme la patria potestas ; il vient de ce que l’on appelle le ius Quiritum ; on ne peut revenir sur ce fait car ce serait changer la fonction des hommes et des femmes, donc leur nature. Le SC ne revient pas sur cela, la mère n’a toujours pas cette puissance sur les siens, elle n’a pas de « siens ».
    - Les aménagements de ces statuts, c’est-à-dire ce que l’on met derrière ces statuts. Là, le SC Orphitien change les choses, il change un ordre de succession propre à la mère.

Cela témoigne en tout cas que la société romaine est loin d’être figée, et qu’elle sait adapter son droit aux changements sociaux.