Présentation

« J’ai agrandi toutes les provinces du peuple romain, situées à la frontière des nations qui n’étaient pas soumises à notre empire. […] Ma flotte, partie de l’embouchure du Rhin, s’est dirigée vers l’Orient, jusqu’au territoire des Cimbres, en un lieu où nul Romain n’avait pénétré auparavant, ni par terre, ni par mer ». (Res Gestae Divi Augusti, 26-27 et 30, trad. Robert Étienne, 1970). L’histoire de Rome s’est faite à mesure que l’extension de l’Vrbs et de sa zone d’influence grandissait. Du côté grec, la voix du premier poète de l’Occident s’est élevée pour chanter les voyages d’Ulysse, héros que les colons grecs qui essaimèrent précocement en mer Égée prirent pour modèle. Les civilisations grecques et latines peuvent être caractérisées par la grande mobilité de leurs populations, facteur majeur ayant contribué à leur essor et leur expansion.

Les recherches du laboratoire junior CiTrA s’attachent à mettre en valeur les spécificités de ces mouvements dans le monde méditerranéen, à travers l’étude de la circulation et de la transmission. L’étymologie et l’histoire de ces mots nous permettent de les articuler autour de trois critères : la matérialité ou l’immatérialité de leurs objets, la temporalité de leurs processus et le degré d’intentionnalité qui les gouverne.
Le cadre spatio-temporel choisi est celui de l’Antiquité gréco-latine, qui recoupe une réalité étendue à la fois dans l’espace et dans le temps. L’espace concerné est en particulier le bassin méditerranéen auquel on peut ajouter des zones d’influence grecque et romaine, sur une période classiquement définie de la Grèce archaïque jusqu’à la chute de Rome en 476. Les notions de transmission et de circulation impliquent cependant d’interroger ces bornes temporelles et spatiales de l’Antiquité en prenant en compte les variations des frontières géographiques de l’espace concerné, et la limite, traditionnellement définie, entre Antiquité et Moyen-Age.

Le choix de ces deux termes manifeste tout d’abord la volonté d’étendre le champ de recherche à l’ensemble des éléments potentiellement en mouvement. La transmission implique, dans le langage courant, plutôt des flux immatériels, comme les idées, les informations, les savoirs, les valeurs. La circulation concerne des domaines plus larges et souvent davantage matériels : on parle volontiers de circulation des biens et marchandises, des hommes, des bêtes. Cette répartition selon le critère immatériel / matériel n’est ni fixe ni définitive : on parle ainsi de transmission de patrimoine et de circulation des savoirs. Mais la profonde ambivalence de ces deux notions, qui semblent tantôt s’opposer tantôt se confondre, qui, de surcroît, se prêtent bien à un usage métaphorique, nous invite expressément à interroger les rapports précis qui les unissent. La circulation des hommes va-t-elle de pair avec la transmission de savoirs et de pensées ? La circulation de marchandises s’accompagne-t-elle d’une « valeur ajoutée » immatérielle ? Comment les hommes de l’Antiquité interviennent-ils dans les flux circulatoires pour les convertir en phénomènes de transmission ? Nous pouvons envisager également le problème par la négative : dans quels cas et pourquoi une circulation des hommes et des marchandises n’implique-t-elle pas automatiquement une transmission ?
D’autre part, ces deux notions permettent une étude du mouvement selon une double perspective synchronique et diachronique. La notion de circulation implique d’envisager le mouvement dans son aspect concret : il s’agit d’étudier les flux en termes géographiques, leurs modalités matérielles (route, moyens de transport, etc.), les acteurs, les obstacles. La transmission, quant à elle, insiste davantage sur la modification, l’altération possible de l’élément en déplacement, ainsi que sa transformation consciente et volontaire. Autrement dit, la circulation permet un point de vue synchronique et la transmission un point de vue diachronique. Le laboratoire tente de confronter les dynamiques à la fois temporelles et spatiales, ce qui nous permet de réévaluer les termes que l’on emploie couramment sans les interroger, tels qu’« Antiquité » ou « monde gréco-romain », et d’appréhender la perception du temps et de l’espace qu’avaient les Anciens.
La mise en relation de la transmission et de la circulation permet donc d’embrasser l’ensemble des dynamiques à l’œuvre, l’ensemble des flux matériels et immatériels, dans le temps et dans l’espace, selon des perspectives historique, sociologique, philosophique et littéraire. L’étude consiste donc essentiellement en l’appréhension des diverses modalités de la mobilité, des interactions et des contacts. Les échelles à envisager, tant spatiales que temporelles, sont alors multiples. L’échelle extra-sociétale permet d’envisager les transmissions et circulations entre deux ou plusieurs peuples et/ou sociétés, et l’échelle intra-sociétale, à l’intérieur d’une société. Chacune d’elle se décline à plusieurs niveaux. Dans le premier cas, il s’agit d’envisager essentiellement les contacts entre Grecs, Romains et peuples dits « barbares ». Ces groupes socio-ethniques ont établi leurs sphères d’influence selon différentes modalités, politique, militaire, commerciale, qui ont influencé leur rapport à l’autre, leur vision de l’autre. Dans le second cas, le questionnement se centre, au sein d’une société, sur des groupes réduits et hétérogènes (classes, communautés, corporations), réunis autour d’une origine sociale, d’un âge, d’une foi, d’un métier, autrement dit, de caractères spécifiques qui déterminent les rapports de ces groupes au reste de la société, leur capacité à circuler et à transmettre. Pour chacune de ces échelles spatiales, sont prises en compte les différentes échelles temporelles des processus étudiés, qu’ils se soient effectués d’une façon quasi spontanée et immédiate, ou bien sur une durée de plusieurs siècles.
Les questions de la circulation et de la transmission prennent un sens particulier dans les mondes grec et romain, où l’idéal de diffusion de valeurs jugées supérieures à celles des « barbares » est omniprésent. Cette diffusion devait se faire à la fois dans l’espace, jusqu’à atteindre les limites du monde habité, et dans le temps puisqu’elle devait permettre à une civilisation de perdurer. Par ailleurs, ces sociétés, à toutes les échelles, sont fondées sur des bases communautaires et identitaires qui se veulent stables et conservatrices, et connaissent ainsi une tension récurrente entre attraction et crainte du mouvement, du nouveau, de l’étranger, de l’inhabituel. Il semble donc particulièrement pertinent de se demander à partir de quand certains phénomènes de circulation et de transmission peuvent mettre en crise un groupe social donné qui cherche alors à s’en protéger.
Enfin, il est nécessaire de rendre compte de la manière dont les hommes de l’Antiquité ont eux-mêmes pensé la circulation et la transmission, en ces termes ou en d’autres. Ont-ils envisagé la circulation comme une occasion de transmission ? Dans quels cas considéraient-ils des savoirs et des valeurs dignes d’être transmis, et dans quelle mesure cela allait-il de pair avec une stratégie de circulation, aussi bien des hommes que des objets ? La mise au jour des discours, individuels ou politiques, des Anciens en matière de circulation et de transmission des biens, des personnes et des idées, constitue le point de départ nécessaire de toute réflexion sur le sujet.