La construction des identités urbaines dans les villes méditerranéennes à la fin du Moyen Âge

16 octobre 2008

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Sommaire :
- José Antonio Jara Fuente (Universidad de Castilla-La Mancha) : « Conscience de l’autre, conscience de soi : la Castille urbaine devant son identité au bas Moyen Âge »
- Cédric Quertier (Paris 1), « De l’étranger à l’immigré : les enjeux de l’étude des forestieri / stranieri dans les communes italiennes (Lucques, XIVe siècle) »
- David Sassu-Normand (Lyon 2), « Rang administratif et identités urbaines : la viguerie de Béziers et son démembrement au XIVe siècle »
- Arnaud Lestremau (ENS LSH), « Des identités urbaines inattendues : le Danelaw aux Xe et XIe siècles »

Argument scientifique : Nous avons décidé de construire la deuxième séance de séminaire du laboratoire junior VilMA autour de la question de la construction des identités urbaines. En effet, les identités urbaines ne sont pas des réalités figées et immuables, elles sont le résultat de processus complexes, car l’identité d’une personne, d’un groupe social ou d’une ville ne se définit pas seule : elle suppose un regard extérieur. Il est ainsi généralement possible de déceler plusieurs phénomènes parallèles de construction identitaire qui entretiennent entre eux des rapports souvent ambigus. Trois interventions (plus un bonus) suivies de questions ponctuelles, puis un débat général sur le thème choisi permettront d’apporter quelques éclairages sur cette vaste question.

José Antonio Jara Fuente (Universidad de Castilla-La Mancha) : « Conscience de l’autre, conscience de soi : la Castille urbaine devant son identité au bas Moyen Âge »

L’étude d’un conflit qui opposa de 1417 à 1419 les deux plus puissants lignages de la noblesse terrienne de Cuenca est révélatrice du processus discursif de construction des identités politiques. En effet, le discours exprimé lors du conflit révèle autant la perception qu’un lignage a de lui-même que celle qu’il a de l’autre lignage : c’est un processus dialectique, pluri-positionnel et multi-dimensionnel.
En imposant ses conditions pour autoriser l’entrée de Diego Hurtado, Cuenca se constitue en acteur politique à part entière, une ville qui veut lutter contre la seigneurialisation des pouvoirs locaux, mais aussi occuper la position arbitrale du roi, ce qui oblige le chef de lignage à légitimer sa position par l’honneur et le service du roi. Par conséquent, condition, état, honneur et service sont les grands marqueurs socioculturels qui participent à la définition et simultanément à la justification du sujet « Diego Hurtado » et de sa position sociopolitique.
On peut ensuite se demander si Cuenca et le le chef de lignage partagent les mêmes mécanismes d’élaboration de leur identité. Toute construction identitaire naît en effet de la dialectique entre un mouvement de ségrégation de « soi » et des « autres » d’une part et un mouvement d’agrégation de « soi » au sein des « autres » d’autre part, les marqueurs principaux étant ici la titulature utilisée dans les correspondances. Dans certains cas, la qualification de « noble » est en effet utilisée par les deux parties, ce qui permet d’expliciter et de flatter la perception que Cuenca a de son identité, mais aussi de reconnaître la noblesse de Diego Hurtado dans la mesure où son statut est validé par les autorités municipales.
Pour conclure, il est clair que le statut, la condition et la position sociale déterminent quelques formes de perception, dont la reconnaissance se transforme en instrument et condition substantielle de la procédure de construction de la perception elle-même, provenant aussi bien de l’acteur social lui-même que des autres acteurs sociaux. La capacité ou l’habileté pour manipuler non seulement ce cadre de relations, mais aussi la perception elle-même (perception de « soi » et de « l’autre ») est directement liée à la capacité du sujet d’occuper des espaces centraux de domination.

Cédric Quertier (Paris 1), « De l’étranger à l’immigré : les enjeux de l’étude des forestieri / stranieri dans les communes italiennes (Lucques, XIVe siècle) »

Si l’on considère la présence des étrangers est « purement accidentelle » (H. Kelsen), on a l’impression d’un objet scientifique sans grand intérêt. Or, comme les étrangers représentent la limite fondamentale d’un groupe sociopolitique, et que la définition statutaire de l’appartenance à la Commune est une fonction régalienne, on peut affirmer que l’étude des étrangers permet de mieux comprendre le fonctionnement normatif de la Commune.
Les recherches sur l’histoire des statuts socio-politiques furent en effet longtemps privilégiées, ce qui a permis de se demander si un statut particulier existait pour les forestieri. Les étrangers sont en effet définis négativement comme étant des non-citoyens, ceux qui ne sont pas nés dans la ville, qui n’y possèdent pas de domicile et qui ne participent pas aux charges communes, tandis que les sources juridiques présentent le couple citoyen / étranger comme une bipartition claire, qui n’est pourtant pas du tout évidente (place des habitants, des contadini, abondance des statuts, etc.).
Or, le rapport aux étrangers varie dans le temps, notamment parce que, dans le contexte démographique mouvementé des XIIIe-XVe siècles, l’installation ou l’intégration plus ou moins grande (jusqu’à la naturalisation) des immigrés dans les villes est une question cruciale pour les autorités communales italiennes : si la question des étrangers reste une question d’identité plus que de démographie du fait de leur faible proportion, ils peuvent néanmoins avoir une importance économique notable et les conséquences sociales de leur présence se font sentir dans de nombreux domaines. C’est pourquoi les communes italiennes eurent une réelle politique d’immigration.
La complexité de la définition des étrangers provient également de l’hétérogénéité du groupe, qui implique de se placer sous un angle synchronique, pour déceler les sous-catégories de forestieri. Une étude poussée des étrangers doit en effet nécessairement passer par l’étude de leurs conditions socio-économiques d’existence, c’est-à-dire tant l’étendue de leur richesse que leur métier, et s’appuyer sur les nombreuses études réalisées pour certaines catégories : les pèlerins, les étudiants organisés en nationes, mais aussi le flot périodique des fuorusciti, les marchands ou encore les artisans.
Ces précautions permettent d’identifier les caractères propres aux étrangers, et de montrer que la définition des étrangers doit prendre en compte les aspects sociaux, culturels, politiques et économiques, qui se combinent avec une intensité différente selon les groupes concernés. Afin d’envisager le phénomène dans sa globalité, il conviendrait donc de mener de front plusieurs axes de recherche, parmi lesquels : 1° L’évolution des normes régissant la vie des étrangers (étude des statuts communaux et des délibérations des conseils) ; 2° L’évolution de la conjoncture politique ou commerciale (étude de la correspondance des conseils restreints), ou encore plus largement l’atmosphère culturelle (étude des chroniques toscanes) ; 3° L’évaluation de la proportion d’étrangers résidant à un instant T en ville (listes fiscales et démographiques, sources notariales) ; 4° L’origine géographique des forestieri, mais aussi leur répartition spatiale dans l’État (ville + contado) ou la ville concernée (méthode prosopographique) ; 5° L’étude de leur profil socio-économique, tant du groupe dans son ensemble que des sous-groupes le composant ; 6° L’examen de la dialectique entre le contrôle social qui s’applique à eux (sources juridiques et leur application pratique), et la possible intégration dans la société urbaine (examen des témoins lors des procès et dans les actes notariés).

David Sassu-Normand (Lyon 2), « Rang administratif et identités urbaines : la viguerie de Béziers et son démembrement au XIVe siècle »

Dans le cadre de l’État moderne en construction à la fin du Moyen Âge, les questions administratives jouent un rôle de premier plan ; elles passent d’abord par la définition, généralement progressive, d’une grille institutionnelle visant à assurer la gestion du territoire. On se penchera ici sur une étude de cas au sein de la France du XIVe siècle, celui de la viguerie de Béziers, juridiction inférieure de la sénéchaussée de Carcassonne. Le rattachement encore récent de cette région au domaine royal justifie encore davantage la prégnance de ces problèmes administratifs et spatiaux, que l’on n’envisagera pas tant du point de vue de l’autorité centrale, mais de celui des pouvoirs locaux, et notamment des villes. En effet, ce démembrement d’un territoire considéré comme trop vaste implique le choix de nouveaux chefs-lieux (Béziers, Pezenas, Gignac et Narbonne), ce qui ne va pas sans heurts ni rivalités. C’est à cette occasion que se construisent, ou en tout cas se donnent à voir, des identités urbaines visant à légitimer le choix d’une ville comme chef-lieu ; ces identités prennent principalement comme socle une histoire exaltée, ou les nécessités plus prosaïques de la géographie. Elles ont aussi besoin d’une nécessaire altérité pour se développer : altérité dont on se distingue, soit absolument, par l’usage d’un registre particulier ; soit comparativement, par la mise en œuvre d’une rivalité plus explicite. Dans les deux cas, l’autre est mis à distance. Néanmoins, cet autre peut influer sur le discours, et forcer la ville rivale à venir sur son propre terrain : dans cette configuration, le discours et la représentation sont alors modelés par autrui, ce qui s’explique par le fait qu’il s’agit d’abord de convaincre le pouvoir royal, seul juge en la matière.
Pour explorer ce cas particulier, qui couvre une large part du XIVe siècle, bien que le cœur du problème concerne les décennies centrales de la période, on se basera sur différentes sources, dont le dépouillement reste encore partiel mais donne déjà une bonne idée des logiques à l’œuvre : décisions royales (sous forme de mandements aux officiers locaux), mais aussi registres du Parlement, ainsi que des registres d’enquête, soit des fonds relevant des Archives Nationales, et des Archives Communales de Pézenas et de Narbonne.

Arnaud Lestremau (ENS LSH), « Des identités urbaines inattendues : le Danelaw aux Xe et XIe siècles »

Arnaud Lestremau nous a résumé l’étude de deux chercheurs britanniques ayant étudié plusieurs centaines de pierres tombales du Danelaw, qui leur ont permis de formuler des hypothèses quant à l’évolution des identités urbaines de cette région aux Xe et XIe siècles.
Ainsi, dans les comtés du Nottinghamshire et du Stamforshire, les sous-types de styles de pierres tombales (Hogback type et mid-hesteven vocer group) ont pour point commun de lier les motifs d’entrelacs d’origine scandinave avec des croix chrétiennes de tailles diverses, affirmant ainsi le métissage en cours des élites de ces régions aux Xe et XIe siècles.
Au contraire, le Lincolshire connait une rupture nette autour de 950. En effet, au Xe siècle, le style de type viking se caractérise par un style et des matériaux provenant du Yorkshire dans une période d’alliance politique, tandis que le hackthorn group renvoie à des styles de Northumbria, de Cumbria, voire de Scandinavie, indiquant donc que ces populations venaient de beaucoup plus loin. Au Xe siècle, une part importante de la population tient ainsi à affirmer son identité scandinave. Au contraire, au XIe siècle, le lindser cover indique une rupture nette, puisqu’on ne trouve plus les signes chrétiens ni les marqueurs scandinaves et que les pierres proviennent de carrières proches : ce style à diffusion restreinte semble être celui des seules élites de ce comté. Enfin, le hogback type est imposé pour le reste des pierres tombales. On aurait donc un changement d’influence au sein des élites du Lincolnshire, passant de la domination du comté de York à celui du Wessex.

Discussion générale

Certains points furent mis en évidence :
1° les identités sont davantage visibles lors des périodes de tensions, sans qu’on sache si ce sont des catalyseurs ou des moments de réelle élaboration ;
2° quelle part donner à la construction de l’historien et au vécu des acteurs, quand on sait que la reconnaissance informelle est souvent le plus important pour ces derniers ? ;
3° la justice est capitale dans les processus d’affirmation d’identité, mais a-t-on plusieurs systèmes judiciaires qui s’opposent ou plusieurs filières judiciaires au sein d’un même système ? ;
4° on doit rappeler qu’on a bien affaire à des identités, et non pas à une identité. Les choix de titulature sont révélateurs des enjeux de pouvoirs au moment de la déclaration du nom.