Les femmes dans la société urbaine au Moyen Âge

18 janvier 2010

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C’est à travers l’histoire des femmes que le laboratoire junior VilMA a choisi d’aborder, lors du séminaire du 18 janvier 2010, l’histoire sociale, religieuse et culturelle des populations urbaines. Béguines, recluses, servantes, femmes d’artisans : les sociétés urbaines médiévales semblent avoir offert aux femmes de multiples possibilités de réaliser leur vocation religieuse ou d’acquérir une certaine indépendance économique. Doit-on en conclure que la ville médiévale a laissé aux femmes plus d’espaces de liberté que le monde rural ?
Christiane Klapisch-Zuber (EHESS) et Paulette L’Hermite-Leclercq (Université Paris 4) nous ont proposé deux communications riches et complémentaires sur la présence des femmes dans l’espace de la ville : tandis que le cas des Florentines nous montre que le contrôle de la présence des femmes dans l’espace public renvoie à des problématiques politiques et sociales profondes, celui des recluses nous rappelle que la présence religieuse au sein de l’espace urbain médiéval est pour une bonne part féminine.

Christiane Klapisch-Zuber (EHESS) : « Les Florentines dans l’espace de la ville, XIVe - XVe siècles »

La visibilité des femmes dans l’espace urbain est en elle-même problématique : la femme se doit de rester en marge de l’espace public ; c’est avant tout sur sa propre maison qu’elle doit régner, ainsi que le prescrit, entre autres, L. B. Alberti (Della Famiglia).
L’exclusion des femmes de l’espace public florentin est d’abord juridique et politique : dans les statuts de 1324, les femmes se voient interdire l’accès aux palais publics. Les réunions politiques et les cours de justice ne commencent qu’après vérification que ni femmes ni magnats ne soient entrés dans le palais. Les magnats sont ainsi assimilés aux femmes : c’est une humiliation de plus pour ces hommes puissants, paradoxalement vus comme « trop supérieurs ». Les Prieurs ne peuvent pas, au cours de leurs deux mois de réclusion, faire entrer leur femme dans le Palais public : la présence des femmes au cœur de la vie politique est donc un tabou fort de la société florentine. Les régimes politiques honnis tels que les deux seigneuries du XIVe siècle (celle du duc de Calabre puis du duc d’Athènes) sont accusés d’avoir introduit les femmes dans la vie publique, en particulier par l’allègement des lois somptuaires. Les femmes de la famille Médicis qui, telle Lucrezia Tornabuoni (épouse de Pierre de Médicis), interviennent dans les affaires politiques, s’attirent les critiques des adversaires de la famille. Pour les défenseurs de la république florentine, les femmes risquent en effet de devenir des pivots de la tyrannie. Peu de place est d’ailleurs laissée aux femmes dans la statuaire florentine avant la fin du XVe siècle. La statue de Donatello figurant Judith décapitant Holopherne fut dans un premier temps reléguée à l’intérieur du Palazzo Vecchio, parce qu’il semblait indécent de montrer au peuple une femme en position de force.
Les femmes n’apparaissent donc dans l’espace de la ville, réellement ou symboliquement, que de façon très contrôlée : à l’occasion des grandes fêtes, ou pour servir à table lors des réceptions. Au début du XVe siècle, le marchand Giovanni di Paolo Morelli omet toujours de citer le prénom des jeunes filles lorsqu’il raconte dans ses Ricordi les concours de danse : la présence des femmes dans ce type de festivité n’a de sens qu’en tant qu’elles se rattachent à une famille et à un lignage. Une femme de haute condition ne doit d’ailleurs jamais sortir seule, car son honneur, qui est celui de sa famille, serait alors menacé.
Les femmes appartenant à des classes sociales modestes obéissent toutefois à des règles moins strictes. La présence féminine à Florence, c’est aussi celle des nombreuses servantes, nourrices, soignantes, femmes d’artisans tenant boutique. Ces femmes exercent beaucoup d’activités différentes, et leur présence est difficilement quantifiable. Malgré tout, même ces femmes restent peu visibles : la version officielle du Catasto (1428) mentionne peu de femmes ayant une activité (alors qu’on en trouve beaucoup plus dans les déclarations faites aux officiers du Catasto) et les chroniqueurs préfèrent ne pas parler des femmes qu’ils croisent dans la rue.

Paulette L’Hermite-Leclercq : « Les recluses dans la ville : quelques approches méthodologiques »

Les recluses sont des laïques qui choisissent de se faire enfermer dans un « reclusoir » (petite pièce fermée souvent attenante à une église) afin de consacrer leur existence entière à la prière. D’après les sources (en particulier les testaments), on peut estimer que neuf reclus sur dix sont des femmes. Les conciles œcuméniques et le pape ne se sont jamais occupés de réguler ce type de vie religieuse ; seules les autorités religieuses locales ont tenté de réglementer la cérémonie qui fait du reclus, comme le lépreux, un individu mort au monde.
(1) Mode de vie

Durant le premier millénaire, cette forme de vie est particulièrement vantée : on l’associe en particulier aux Légendes des Pères du désert. Saint Benoit y voit une forme de perfection. Pour autant, les risques de la réclusion conduisent les responsables des Ordres religieux à interdire ce genre de vie aux femmes, perçues comme trop fragiles. Tout change à partir du décollage urbain aux XIe et XIIe siècles : des reclusoirs apparaissent dans toutes les villes, et ils sont occupés en grande majorité par des femmes. Pourquoi voit-on alors tant de femmes devenir des recluses ? La vocation est sans doute présente dans beaucoup de cas. Mais les sources d’origine communale mentionnent aussi la pauvreté de ces femmes, prêtes à se faire emmurer vivantes pour bénéficier d’un logement et de la nourriture fournie par les autorités et les fidèles.
(2) Les reclus dans la ville

Les reclusoirs font partie intégrante du territoire urbain et de l’institution urbaine. Les gouvernements urbains entretiennent les recluses, provoquant ainsi un conflit d’intérêt avec l’Église locale. Le clergé n’intervient que pour la bénédiction de la recluse avant l’enfermement définitif. Les recluses sont donc les intercesseurs de la ville auprès de Dieu ; c’est la raison pour laquelle elles sont entretenues par les autorités. Installées dans les endroits les plus centraux du territoire urbain (près des églises, dans les rues passantes, dans les cimetières, sur les ponts ou près des portes), leur présence marque le territoire géographique et symbolique de la ville médiévale. En 1320, Rome comptait 260 recluses, dont beaucoup vivaient près des murailles.
(3) La disparition

Pourquoi les recluses ont-elles disparu à la fin du Moyen Âge ? Les malheurs du temps (destructions, guerres, épidémies) sont sans doute en partie responsables de cette évolution. Les communes, qui consacraient parfois 1 à 2% de leur budget aux reclus, ont peut-être voulu faire des économies. Enfin, d’autres vocations sont privilégiées à la fin du Moyen Âge : les monastères féminins se multiplient, des sœurs vont travailler dans les hôpitaux. Des aspirations religieuses nouvelles apparaissent comme la devotio moderna. La mauvaise réputation des recluses (vues comme des paresseuses profitant de la charité publique) traduit aussi leur perte de crédit auprès des populations. Le fait que Rome n’ait jamais légiféré à leur propos les a maintenues dans la marginalité, les exposant, en outre, aux accusations d’hérésie.

Scribe : S. Duval