Nouveaux questionnements sur les rapports villes/campagnes

24 avril 2009

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Le laboratoire junior VilMA (Histoire comparée des villes au Moyen Âge. Territoires, réseaux, identités) de l’ENS LSH a consacré son séminaire d’avril 2009 aux relations entre les villes médiévales et leurs campagnes. Pour cela, il s’est donné pour but d’ajouter à l’interprétation classique de la ville comme une somme, une concentration de pratiques sociales, une vision « à la limite », associant étroitement la ville à ce qui la parcourt, la dépasse ou éventuellement l’exclut, mais contribue aussi à la façonner.
Les relations ville-campagne sont l’une des limites de l’approche classique de l’histoire urbaine qui ont été pointées le plus tôt, mais on est loin encore d’en avoir mesuré suffisamment les implications. Les recherches récentes sur le crédit ont permis de mettre en lumière le rôle décisif de celui-ci dans la soumission de plus en plus accentuée des campagnes aux citadins à la fin du Moyen Âge. D’autres aspects comme la réinscription de la ville dans son environnement local et les implications politiques, sociales et culturelles des rapports entre villes et campagnes ont été remis au goût du jour. Cette relation est parfois très complexe, comme l’illustre le cas des notaires qui, à travers leur parcours professionnel et personnel, ont joué un rôle très important de trait d’union entre ville et campagne, mais aussi entre société et administration, entre les particuliers et le droit, entre latin et langue vernaculaire… Dans un domaine plus strictement matériel, la percée des études « environnementales » pourront permettre d’examiner comment les villes aménagent le territoire environnant, considéré de plus en plus comme une ressource devant « nourrir » la ville.

Vincent Challet (Univ. Paul Valéry - Montpellier III) : "Une ville et son territoire. Elites urbaines et revendications paysannes à Bagnols-sur-Cèze pendant la révolte des Tuchins"

L’articulation des problèmes des révoltes et de la conflictualité à celui des relations entre villes et campagnes est tout l’enjeu de la communication de Vincent Challet. Ce dernier rappelle tout d’abord la traditionnelle opposition historiographique entre des mouvements urbains organisés et porteurs de revendications cohérentes, et des révoltes rurales réduites à de pures explosions de violence. Le cas des Tuchins, qui enflamment le Languedoc, mais aussi le Rouergue, le Velay et le Vivarais à partir de 1378, illustre a priori cette dualité (1), puisque leur dénomination renverrait à des marginaux, littéralement « sur la touche ». Le mouvement se développe en réaction à plusieurs maux dont souffrent ces régions : l’insécurité récurrente due aux compagnies de routiers ; l’accroissement de la pression fiscale durant la lieutenance du duc d’Anjou, frère de Charles V, finalement remplacé par son autre frère, le duc de Berry ; les rivalités entre celui-ci et Gaston Fébus, le puissant comte de Foix. Pour résumer, les Tuchins correspondent à un vaste mouvement d’autodéfense, qui unit pourtant bandes paysannes et milices urbaines, premier coin enfoncé par Vincent Challet dans l’interprétation classique de la révolte. La remise en cause de l’ancien paradigme s’appuie ici sur un procès intenté à la petite ville de Bagnols-sur-Cèze (2) par le seigneur de la localité voisine d’Aiguèze pour avoir accueilli les Tuchins. Ce procès, mené au civil, est structuré autour de 53 articles ayant donné lieu à plus de 250 dépositions dont près de 100 nous sont parvenues, correspondant à deux gros volumes. Il s’agit donc d’une action intentée contre une ville qui a été un « point chaud » du Tuchinat, dont vient notamment l’un de ses grands chefs, Ferragut. Que montre ce procès ?
Tout d’abord que si le mode de structuration des Tuchins, en bandes, suit une logique rurale et égalitariste, il n’en est pas moins ouvert aux influences extérieures ; à ce titre, les bandes sont aussi calquées sur le système des compagnies. C’est un premier cas d’appropriation culturelle, complété par la présence de citadins dans ces bandes. Ainsi, sur 58 hommes identifiés dans les quatre bandes localisées à proximité de Bagnols, 26 sont originaires de la ville.
Dans un second temps, le procès nous montre une appropriation du territoire et des rituels urbains par les Tuchins. Ces derniers, dans une vaste démonstration de force, font leur entrée à Bagnols par une des portes, empruntent la grande rue et aboutissent finalement sur la place publique. De fait, cette occupation de la ville utilise des rituels urbains, et l’intégration des Tuchins dans une ville qui a besoin d’eux parce que confrontée aux mêmes problèmes trouve une autre illustration dans l’accueil qui leur est fait par le vicomte de Turenne, seigneur de la ville : Guillaume de Beaufort invite les capitaines à prendre un verre à son hôtel, dans une sociabilité qui abolit les différences sociales et l’ordre établi.
Au terme de cette présentation émerge l’idée que les ruraux sont beaucoup plus politisés qu’on ne l’a longtemps pensé, et sont capables de se réapproprier un certain nombre de références culturelles et politiques.

Travaux de Vincent Challet
Ancien élève de l’ENS de Fontenay/St-Cloud, agrégé d’histoire, Vincent Challet travaille sur les communautés rurales languedociennes au bas Moyen Âge, avec une prédilection pour le XIVe siècle.
- Mundare et auferre malas erbas : la révolte des Tuchins en Languedoc (1381-1384), thèse soutenue en 2002 sous la direction de Monique Bourin
- « Au miroir du Tuchinat. Relations sociales et réseaux de solidarité dans les communautés languedociennes à la fin du XIVème siècle », Cahiers de recherches médiévales, 2003.
- « Le Tuchinat en Toulousain et dans le Rouergue (1381-1393) : d’une émeute urbaine à une guérilla rurale ? », Annales du Midi, n° 256, oct.-déc. 2006.

On consultera également avec profit :
Monique Bourin, « Les révoltes dans la France du XIVème siècle : traditions historiographiques et nouvelles recherches », in Bourin (M.), Cherubini (G.) et Pinto (G.) dir., Rivolte urbane i rivolte contadine nell’Europa del Trecento. Un confronto, Florence, 2009, p. 49-71.
Le livre a fait l’objet d’un compte-rendu de Vincent Challet dans les Cahiers de recherches médiévales, consultable à l’adresse suivante :
http://crm.revues.org//index11590.html

Camille Fabre (Univ. Paris IV - Sorbonne) : "L’approvisionnement en bois de la ville de Toulouse à la fin du Moyen Âge"

Camille Fabre nous livre ici les conclusions de son travail de Master 2. Il a étudié la région toulousaine, dont les Pyrénées voisines ont été une importante source d’approvisionnement. Les sources sur lesquelles il s’est appuyé sont les les statuts des métiers de fustier (artisan à cheval entre le maçon et le charpentier), et de tonnelier, pour la fin du XIVème et le XVème siècle. Ces sources normatives sont pondérées par l’exemple d’un tonnelier toulousain ayant exercé notamment en Angleterre. D’entrée de jeu, un constat s’impose : celui que l’offre rurale l’emporte de façon permanente sur la demande urbaine.
Pourtant, la gestion de la ressource forestière est un souci ancien des autorités touousaines, ce qui va à l’encontre de l’idée selon laquelle le bois aurait été vu comme une ressource abondante : dès 1252, toute personne arrivant à Toulouse avec du bois fait l’objet de la sauvegarde consulaire ; à partir de 1281, les profits des fustiers sont limités, afin d’éviter l’apparition d’accapareurs. En d’autres termes, le bois et son approvisionnement est rapidement vu comme un problème d’ordre public. Les zones où la ville peut trouver du bois constituent un autre problème de gestion : le roi, qui récupère à la fin du XIIIème siècle les forêts du comte de Toulouse, peut constituer un fournisseur pour la ville, comme en 1345 ou en 1353, lorsqu’il offre du bois à la ville pour la construction des murailles. De même, la ville partage avec le comte de l’Isle-Jourdain les droits d’usage sur la forêt de Boulbonne (3) ; malheureusement, au début du XIVème siècle, le comte remet en cause les droits de la ville. Lorsque le procès se termine en 1324, le comte doit verser une rente à Toulouse en guise de compensation, ce qu’il ne fera jamais. Ce dernier exemple justifie donc la nécessité d’une gestion des ressources en bois et donc, en l’absence d’un patrimoine municipal suffisant, d’une maîtrise du commerce et des voies d’eau. S’ensuivent la définition de standards de production, la gestion des barrages et la vérification des stocks.
Le circuit commercial du bois toulousain sert en premier lieu à un approvisionnement domestique, mais aussi à la revente. On remarquera également la présence de deux grandes filières, qui correspondent respectivement à l’ignum, le bois de chauffage, et au fustum, c’est-à-dire le bois d’œuvre, avec des législations mais aussi des essences différentes.
Ce circuit commercial ne se met bien sûr en place que progressivement : cela passe par l’élimination des petits utilisateurs, ce qui va de pair avec la concentration des l’activité aux mains des fustiers, qui en 1422, par exemple, accaparent le bois de chauffage et le bois de remploi, et s’adjoignent les services de subordonnés, les radeliers, chargés du transport (par radeaux). De plus en plus, la fonction du fustier devient commerciale, mais l’intégration du bois au circuit commercial est surveillé de près par le pouvoir consulaire, ce qui explique que Camille Fabre assimile peu à peu les fustiers à des « fonctionnaires municipaux ».
Camille Fabre :
Ancien élève de l’ENS (rue d’Ulm), agrégé d’histoire, thèse en cours sur l’approvisionnement en bois de la ville de Toulouse à la fin du Moyen Age, sous la direction d’Elisabeth Crouzet-Pavan.

Matthieu Allingri (Univ. Lumière - Lyon II) : "Crédit et fiscalité dans les relations villes/campagnes : le cas de Gérone au XIVe siècle (présentation des travaux de Christian Guilleré)"

Les rapports villes/campagnes sont essentiellement vus, dans les travaux de Christian Guilleré, et en particulier dans sa thèse d’Etat soutenue en 1990 et portant sur Gérone, sous l’angle de la domination. Ses recherches ont également pour but de sortir d’une vision urbano-centrée, notamment en ce qui concerne le crédit et la fiscalité, au cœur de la relation entre citadins et ruraux mais aussi, dans le contexte ibérique, entre Juifs et Chrétiens. Matthieu Allingri entame son intervention par une rapide présentation de Gérone et de son environnement : il s’agit, conjointement avec Lleida, de la seconde ville de Catalogne (10 000 habitants environ lors de l’apogée démographique du début du XIVème siècle), derrière Barcelone et ses 30 000 âmes. Le champ urbain a été parcouru en profondeur par Christian Guilleré, grâce aux sources socio-économiques que sont les registres notariaux et fiscaux.
Si le crédit existe bien évidemment aupravant, ce n’est qu’au cours du premier tiers du XIVème siècle qu’il apparaît clairement. Deux formes principales peuvent être distinguées :
- le prêt simple en argent ; les prêteurs juifs interviennent alors dans le quart des actes notariés, et la grande majorité des emprunteurs sont des ruraux originaires des campagnes densément peuplées de la ville, ce qui ne doit pas faire oublier que le tiers des crédits concernent en totalité (prêteurs et emprunteurs) des chrétiens ;
- le crédit à la consommation des drapiers chrétiens revendant les marchandises de leurs homologues flamands et languedociens, mais aussi de plus en plus catalans. Là encore, le gros de la clientèle est constituée de ruraux.
Le système socio-économique précédemment esquissé trouve un prolongement fiscal, qui vient encore accentuer la sujétion des ruraux à l’égard des citadins. Là encore, les juifs sont au cœur du système : s’ils sont sous la protection directe du roi (Gérone est une ville royale), cette protection n’est pas innocente. Christian Guilleré a ainsi pu montrer que l’impôt royal levé à Gérone dans la première moitié du siècle touche les juifs à hauteur de 90 %. En fin de compte, on le comprend, ce sont les ruraux qui supportent la charge fiscale de Gérone, tandis que les citadins, juifs comme chrétiens, y échappent, et bénéficient d’une belle prospérité qui trouve son apogée dans les années 1360, la ville étant relativement épargnée par la première épidémie de peste (avec des pertes qui se seraient cependant élevées à 15/20 % de la population).
La prospérité géronaise ne dure cependant pas, puisque les épidémies suivntes touchent cette fois la ville plus durablement, tandis que la guerre entre la Castille et l’Aragon a entraîné également un alourdissement de la fiscalité royale, d’antant que s’y est ajoutée une fiscalité municipale auparavant inexistante. En outre, et Matthieu Allingri peut alors montrer comment la boucle apparaît bouclée, le crédit connaît lui aussi des mutations, puisque se développent les constitutions de rentes ; celles-ci, moins coûteuses que les prêts à 20 % octroyés par les juifs, et remboursables à plus long terme, sont accessibles aux chrétiens, ce qui explique que les élites urbaines investissent massivement dans ce nouveau système, remettant en cause le rôle essentiel joué par la communauté juive dans le système socio-économique et fiscal géronais.
Travaux de Christian Guilleré :
Professeur à l’université de Savoie (Chambéry)
Deux aires privilégiées de recherches :
- la Catalogne et en particulier Gérone
- la Savoie
Dans les deux cas, Christian Guilleré s’intéresse beaucoup aux écrits pragmatique, dans la tradition de l’histoire économique et sociale : notariat, crédit, mais aussi fiscalité (programme sur la Méditerranée avec Denis Menjot et l’équipe de Barcelone du CSIC ; recherches sur les comptes de châtellenies savoyardes avec Jean-Louis Gaulin).
Girona al segle XIV, I, Biblioteca Abat Oliba, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 132, Barcelone, 1993, 504 p.
Girona al segle XIV, II, Biblioteca Abat Oliba, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 137, Barcelone, 1994, 500 p.
Llibre Verd de la ciutat de Girona (1144-1533), Barcelone, 2000, Fondació Noguera, 737 p. (coll. Llibres de Privilegis n° 7).
Bonneville et son château à travers les comptes XIVe siècle, Université de Savoie, Collection Corpus du laboratoire LLS, Chambéry, 2006, à paraître.
Le Livre vert de la ville de Chambéry, Université de Savoie, Collection Corpus du laboratoire LLS, Chambéry, 2006, à paraître.
(Avec A. Kerzusan), Les comptes de la châtellenie de Saint-Germain (Ain), Université de Savoie, Collection Corpus du laboratoire LLS, Chambéry, 2006, à paraître.

Notes :

(1) On se reportera aux travaux classiques de Philippe Wolff et Michel Mollat, repris plus récemment par Robert Fossier.

(2)Act. département du Gard.

(3)Act. département de la Haute-Garonne.