Peut-on parler de villes au haut Moyen Âge ?

11 décembre 2008

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Autour de François Bougard (Paris X - Nanterre) et Bruno Dumézil (Paris X - Nanterre), la troisième séance de séminaire du laboratoire junior VilMA entendait examiner, à la lumière des recherches les plus récentes, la pertinence du concept même de ville pour l’histoire du haut Moyen Âge.
La ville alti-médiévale est en effet un objet historiographique difficile à saisir, rejeté dans l’ombre par l’éclat de la cité antique ou par celui de la ville dite « médiévale », souvent assimilée à la seule réalité urbaine du bas Moyen Âge. Dans le cadre de problématiques essentiellement liées à la « continuité » avec le modèle urbain antique ou à la « genèse » de cette ville bas-médiévale, la ville du haut Moyen Âge peine ainsi à exister en tant que telle. Comme le rappela Bruno Dumézil en ouverture de sa communication, certains ouvrages de synthèse, parmi les plus récents, semblent même avoir renoncé à en faire un pôle structurant des sociétés du haut Moyen Âge, à commencer par le premier volume de la New Cambridge Medieval History (1).

François Bougard (Paris X - Nanterre), « Heurs et malheurs de la ville durant le haut Moyen Âge »

Dans ce contexte historiographique, F. Bougard, en fondant son propos sur des recherches récentes (2), a tenu à rappeler qu’il était sans doute vain, pour le haut Moyen Âge, de se focaliser sur une définition a priori de l’objet urbain, comme ont pu le faire des générations d’historiens à la recherche de critères d’urbanité incontestables et valables pour l’ensemble de la période et des espaces concernés. Aucun des critères envisagés jusqu’ici n’apparaît, de fait, indispensable ou suffisant pour définir la ville alti-médiévale : il convient plutôt de considérer, à l’instar de Chris Wickham, un ensemble de critères (3) qui, réunis au-delà d’un certain seuil, autorisent l’historien à parler d’une réalité urbaine effective.
L’inopérabilité des critères civiques issus de l’Antiquité est ainsi patente. La gouvernance urbaine connaît en effet des changements majeurs au haut Moyen Âge, en relation avec la disparition, aux Ve-VIe siècles, du conseil urbain (curie, boulê) tel que l’Antiquité tardive le connaissait encore ; cela ne signifie pas que tout gouvernement urbain disparaît, mais indique un changement majeur dans les modes de gouvernement de la ville. Progressivement, curiales et bouleutes perdirent les attributions qui faisaient d’eux les chefs de la cité ; à partir de la fin du Ve siècle, la cité est alors dirigée par des groupes beaucoup plus informels (officiers locaux du gouvernement central, sénateurs de province, quelques curiales ou bouleutes, et surtout l’évêque qui impose peu à peu son autorité, entouré d’honorati). On assiste ainsi à un phénomène de substitution, qui donne naissance à un gouvernement de la ville plus informel, moins défini et moins visible, les positions de chacun, dans la cité, s’établissant selon une hiérarchie externe à la ville, c’est-à-dire par rapport au gouvernement central ou à l’Église. La dégradation physique des bâtiments civiques (agora, forum…) et la désaffection de l’espace public (à commencer par l’abandon de l’entretien des infrastructures publiques) vont de pair avec cette évolution politique : l’informalité du gouvernement « post-curial » implique en effet un affaiblissement graduel de la responsabilité politique locale. Les villes alti-médiévales apparaissent dès lors marquées par une diversité bien plus importante que celles de l’Antiquité tardive : aux VIe-VIIe siècles, chaque cité est unique, l’uniformité antique dans la gouvernance et les magistratures urbaines a vécu ; la terminologie employée connaît elle aussi des variations locales importantes(4).
Cette évolution politique a bien sûr des implications sociales fondamentales. Si, encore dans l’Antiquité tardive, l’aristocratie vit, globalement, en ville, lieu de la concentration fiscale et du pouvoir politique, cela est beaucoup moins vrai pour les siècles suivants : on passe d’un monde où ceux qui sont politiquement importants doivent vivre en ville à un monde où ces derniers ont le choix d’y vivre ou de n’y pas vivre (participer à l’entourage d’un comte peut aussi très bien se faire à la campagne). Pour Chris Wickham, le maintien, ou non, d’un système fiscal opérationnel à l’échelle urbaine est fondamental pour apprécier le degré d’urbanisation du politique au haut Moyen Âge : là où une fiscalité civique s’est prolongée, il est possible pour les aristocrates de maintenir un habitat urbain, la ville continuant à être approvisionnée et à s’enrichir. Il est alors possible de distinguer plusieurs cas au sein du monde alti-médiéval : des régions (Orient, Italie) où l’urbanisation du politique reste importante encore au VIe siècle s’opposent dès lors à des espaces (Nord de la Francie mérovingienne) où l’aristocratie est essentiellement documentée en zone rurale (à l’instar des Pippinides, issus de régions mosanes rurales). Dans ce dernier cas, les villes fonctionnent certes encore comme centres, mais comme centres d’un système rural. Cette ruralisation du pouvoir de l’aristocratie mérovingienne, également liée à des changements dans l’identité culturelle aristocratique (et notamment sa militarisation), trouve son parallèle dans le domaine culturel, l’adéquation ville-culture (civitas-civilitas) étant progressivement battue en brèche par le refuge de la culture dans les monastères ruraux. Ce qui fait la ville, en Gaule du nord, ce n’est donc pas la résidence dans la cité des aristocrates, comme en Italie, mais l’existence éventuelle d’un marché ou le maintien de fonctions religieuses, dont la Tours de Grégoire est un exemple emblématique. La fonction économique est également centrale pour les emporia côtiers tels que Quentovic ou Dorestad, qui ne sont pas des centres de pouvoir aristocratique ou ecclésiastique.
Certes, les indicateurs démographiques le confirment, la vie urbaine connaît un recul certain au haut Moyen Âge, avec un point bas que l’on peut dater entre 400 et 600, en même temps que l’État décline et que l’aristocratie voit ses ressources s’amoindrir. La reprise urbaine ne se fait sentir, avec des variations régionales, qu’au cours du VIIIe siècle. Mais, et c’est sur ce point que F. Bougard a conclu son intervention, le maintien d’une réalité urbaine, au haut Moyen Âge, est liée, avant tout, à la demande aristocratique locale, à la production et au marché locaux, ainsi qu’à l’organisation politique locale. C’est ici l’importance de l’arrière-pays pour la vitalité de la ville alti-médiévale qui doit donc être soulignée, comme le rapide déclin de Dorestad, éphémère pôle d’« import-export », semble l’indiquer.

Bruno Dumézil (Paris X - Nanterre), « Le maintien de la fonction de capitale dans les villes du haut Moyen Âge »

Abondant dans le sens d’un maintien, selon des modalités propres, de la vie urbaine au haut Moyen Âge, Bruno Dumézil s’est, lui, penché sur une fonction urbaine essentielle que certaines cités alti-médiévales ont prolongé à leur manière : la fonction de capitale, battant ainsi en brèche la thèse selon laquelle la ville aurait cessé, au haut Moyen Âge, d’être le siège d’un pouvoir temporel.
Certes, comme il le rappela au début de son intervention, les rois « barbares », entre 500 et 800, étaient avant tout nomades ; il n’en reste pas moins vrai qu’ils disposaient de sièges de gouvernement, même si ceux-ci n’étaient que temporaires. L’Occident « barbare » n’aurait ainsi jamais abandonné l’idée qu’une capitale était constitutive d’un État et d’un peuple ; Bruno Dumézil en veut pour preuve l’importance littéraire de l’Énéide au haut Moyen Âge, sur laquelle se fonde le thème de l’origine troyenne des Francs, qui se seraient maintenus en tant que peuple par la constitution de capitales successives (à commencer par la légendaire Sicambrie (5)). On peut également relever la grande nostalgie des « Barbares » pour les capitales disparues, à l’instar de Venance Fortunat ( ca. 600) qui visite Trèves en 566-567. L’idée qu’un peuple doit fonder ou déplacer une ville-capitale pour exister politiquement et l’importance accordée à l’existence d’une caput regni ne sont donc pas mortes avec l’Empire romain, même si leur contenu précis a pu évoluer.
Quels sont, dès lors, les modèles de référence pour les « barbares » en ce domaine ? Rome, qui subit dès les années 230 un processus de « décapitalisation », ne semble pas, ici, avoir joué un rôle majeur : l’Urbs perdit progressivement une partie de ses fonctions de commandement, et les empereurs y résidèrent bien moins fréquemment qu’auparavant ; les centres de gouvernement effectif se déplacèrent dès lors vers la périphérie du monde romain. Les « barbares » des IVe-Ve siècles rencontrèrent donc surtout un autre type de ville-capitale, à savoir les résidences tétrarchiques : des cités d’importance moyenne (Ravenne, Milan, Sirmium, Trèves…), ne réunissant qu’une partie des attributs de la Rome du haut Empire (pour l’essentiel, une résidence de prestige, un temple dynastique, un mausolée impérial, un cirque et/ou un hippodrome censés faciliter le dialogue entre l’empereur et la foule, et une fortification plus ou moins efficace protégeant ce lieu capital). L’importance démographique n’était pas un élément déterminant pour ces capitales, qui ne font guère figure de villes majeures (cf. le palais de Dioclétien à Split). Constantinople elle-même offre à cette époque tous les éléments d’une capitale tardive de l’Empire romain. Elle est cependant la seule de ces villes-capitales à avoir vu un empereur résider en permanence en ses murs, et à conserver des archives impériales ; elle se distingue également des capitales tétrarchiques par la présence de nombreux fonctionnaires vivant plus ou moins directement des revenus fiscaux, et par son atelier monétaire (frappant monnaie d’or). Pour autant, même si l’élite royale « barbare » eut assurément accès au modèle constantinopolitain (notamment par le biais d’ambassades), il est difficile de percevoir, concrètement, comment elle tira profit de ce modèle (6).
Quoi qu’il en soit, l’Occident « barbare » hérita donc d’un double modèle (capitales tétrarchiques et Constantinople), car il ne disposait, concrètement, d’aucun modèle propre, malgré l’existence des thèmes littéraires et idéologiques évoqués précédemment : les royautés germaniques ne disposaient pas de capitale à proprement parler, et devaient donc tout, en ce domaine, aux modèles romains.
Sur ces bases théoriques, Bruno Dumézil proposa alors, pour chaque royaume barbare établi en Occident, une analyse précise des modalités particulières d’établissement d’une caput regni. On se contentera ici de livrer les cas les plus significatifs, à commencer par celui de la Carthage vandale, type le plus accompli de la capitale barbare, construite sur le modèle constantinopolitain. L’importance, pour les Vandales, de la possession d’une ville-capitale est évidente : Genséric ne se considéra comme roi des Vandales d’Afrique qu’à partir du moment où il se dota d’une capitale, c’est-à-dire Carthage en 439 (il fit dès lors dater son règne de cette victoire). À Toulouse, érigée en ville-capitale du royaume wisigoth, c’est le modèle de la capitale tétrarchique qui semble avoir prédominé, marqué par la proximité des pôles civil et religieux. Le roi wisigoth, encore nomade, ne résidait certes pas toujours à Toulouse, mais la cité conservait les archives publiques du royaume, ainsi que des archives fiscales : la capitale pouvait ainsi exister indépendamment de la présence du roi. Ce nomadisme royal caractérise de même le royaume ostrogoth : si Ravenne fait figure de plus grande capitale d’Europe occidentale au début du VIe siècle, moment de son apogée (7), la cour ostrogothique était encore nomade, résidant également à Vérone, Pavie ou Rome (8). Le cas burgonde permet d’ailleurs de bien comprendre qu’un État fort ne nécessite pas forcément une capitale unique et puissante : Genève, Lyon ou Vienne faisaient ainsi partie d’un réseau de villes-capitales au sein d’un État burgonde relativement stable.
Le cas franc permet de mesurer le caractère progressif, et souvent « incomplet », du processus de « capitalisation » d’une cité. Si, selon Grégoire de Tours, Clovis avait fait de Paris la cathedra regni, en raison notamment de sa dévotion pour sainte Geneviève, la cité n’abrite pas encore les grands événements du règne (9). Après la mort de Clovis, on constate même une multiplication des capitales franques (Trèves, Cologne, Arles…), en même temps que certaines de ces capitales se restructurent et se renforcent. Paris s’affirme ainsi comme capitale royale véritable sous Childebert Ier, troisième fils de Clovis, qui y fait édifier une résidence royale et une nouvelle église royale ; mais c’est seulement dans les années 590 que l’ancienne Lutèce est reconnue comme caput de l’ensemble des territoires francs, et est dès lors maintenue dans l’indivision lors des partages successoraux. Paradoxalement, c’est pourtant à partir de cette époque que les rois francs n’y résident plus guère. Les capitales mérovingiennes, à l’instar de Paris, n’apparaissent donc pas comme des capitales de plein exercice (10), mais surtout comme des lieux symboliques de représentation, ne jouant pas toujours un rôle réel dans l’administration du royaume ; au VIIe siècle, c’est bien le palatium royal qui fait office de capitale. Surévalué historiographiquement, le cas d’Aix-la-Chapelle semble ressortir de la même logique : la fixation de la cour franque à Aix par Charlemagne ne relève pas forcément d’un grand dessein politique (11), et il est même délicat de parler ici de ville, pour ce qui n’est qu’un ensemble palatial permanent, sans fortification à l’époque carolingienne ; le palais d’Aix-la-Chapelle ne sera d’ailleurs jamais l’unique palais de Charles.
Avec la Tolède wisigothique, c’est au contraire le danger politique d’une trop grande concentration de fonctions au sein d’une seule ville-capitale qui apparaît. Léovigilde (569-586) avait en effet fait de Tolède une véritable urbs regia, accueillant les grands conciles wisigothiques, les sacres royaux ou encore les serments des fonctionnaires royaux. Mais une telle centralisation peut sembler, pour l’époque, excessive : la chute de Tolède en 711 a en effet signifié la chute même du royaume wisigothique.
Au terme de ce bref parcours, il apparaît donc que les royaumes alti-médiévaux d’Occident ont su prolonger, à leur manière, le modèle de la ville-capitale tel qu’il était apparu à la fin du IIIe siècle avec la Tétrarchie. La disparition de la ville-capitale en Occident n’eut donc pas lieu avant la fin du IXe siècle et la disparition pour trois siècles de rois suffisamment forts.

Arnaud Lestremau (ENS LSH), « Ab urbe (re)condita : aux frontières de la ville dans l’Angleterre du haut Moyen Âge »

Arnaud Lestremau a proposé une synthèse sur les villes et les centres urbains de l’Angleterre alti-médiévale.

Notes


(1) FOURACRE, Paul (éd.), The New Cambridge Medieval History, I, c. 500 - c. 700, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. Aucun chapitre thématique de l’ouvrage n’est en effet consacré à la vie urbaine pour la période étudiée.


(2) Et notamment WICKHAM, Chris, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean (400-800), Oxford, Oxford, University Press, 2005, dont le chapitre 10 (« Cities ») est tout entier consacré au phénomène urbain alti-médiéval.


(3) Tels que la défense, l’organisation de la voirie, l’existence de marchés et/ou d’ateliers monétaires, l’autonomie juridique, la centralité au sein d’un réseau, la démographie, la diversification des activités économiques, l’aspect physique de l’habitat, la différenciation sociale, la présence de fonctions judiciaires, l’organisation religieuse…


(4) Par exemple, le terme curialis, un temps abandonné, réapparaît en Italie au début du Xe siècle, mais comme synonyme de notaire.


(5) Ce thème de l’origine troyenne des Francs est présent dès le VIIe siècle dans l’Historia Francorum de Frédégaire (ca. 660).


(6) On ne connaît ainsi aucune description précise de Constantinople, en Occident, avant le Xe siècle.


(7) Le palais royal ostrogoth était en partie édifié sur le modèle du palais de Dioclétien à Split ; une chapelle palatine y est également attestée, et c’est à Ravenne que fut construite la dernière grande statue équestre, sous le règne de Théodoric le Grand (mort en 526).


(8) Théodoric, qui se veut à la fois roi des Ostrogoths et maître de l’Italie romaine, conserve à Rome un rôle important dans la construction de son pouvoir.


(9) Qu’il s’agisse du baptême de Clovis, célébré à Reims, ou du grand concile « national » tenu à Orléans en 511.


(10) Les registres de l’impôt étaient conservés à l’échelle locale, et non centralisés dans une capitale ; la frappe monétaire n’était pas plus centralisée.


(11) L’installation à Aix aurait en effet surtout été commandée par la guérison des rhumatismes de Charles…