Ordres mendiants et sociétés urbaines au Moyen Âge : de l’implantation à l’intégration

7 mai 2010

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Dans le cadre de son cycle de séminaires consacré à l’histoire des villes médiévales, le laboratoire junior VilMA se devait de consacrer une séance aux ordres mendiants.
L’orientation urbaine de l’apostolat des religieux mendiants est en effet une réalité dont les frères étaient eux-mêmes conscients, à l’instar d’un Humbert de Romans, maître général dominicain (1254-1263) qui affirmait avec vigueur l’efficacité de la prédication mendiante en milieu urbain. C’est d’ailleurs en s’interrogeant sur cette corrélation entre implantation mendiante et fait urbain que Jacques Le Goff, il y maintenant près d’un demi-siècle, avait promu un renouveau des "études mendiantes", relayé notamment par l’École française de Rome.
Au-delà de ces approches fondatrices, l’historiographie récente ne cesse d’approfondir cette question des liens entre Mendiants et villes. Par de nouvelles problématiques visant à mieux cerner l’expérience mendiante dans ses aspects les plus essentiels, en articulant réflexions théoriques des frères et pratiques concrètes de la vie des couvents, c’est dans la voie d’une histoire résolument tournée vers l’analyse des relations tissées par les Mendiants avec les sociétés urbaines que se sont engagés les travaux les plus récents. Il n’est aujourd’hui plus possible, à la lumière de ces nouvelles recherches, d’envisager les couvents mendiants comme des "corps étrangers" surimposés à un environnement urbain que les frères chercheraient à modeler selon des normes religieuses et morales détachées de ce contexte local : les implications sociales, économiques et politiques de leur engagement pastoral et de leur choix de la pauvreté volontaire inscrivent au contraire pleinement les religieux mendiants dans le jeu complexe de sociétés urbaines médiévales dont ils sont bien souvent issus.
C’est à ces problématiques renouvelées qu’a introduit cette séance de séminaire, au cours de laquelle sont intervenus :
- Sylvain Piron (EHESS) : Pour une histoire sociale (urbaine) du mouvement franciscain : l’exemple de Padoue vers 1300.
- Clément Lenoble (Université d’Artois) : Les fidèles et l’économie franciscaine d’après la comptabilité du couvent d’Avignon (1359-1478).
- Nicolas Pluchot (Université Lyon 2) : "Assignamus conventui…". Formation et circulation des frères Prêcheurs aragonais au XIVe siècle.

Avec le cas des frères Mineurs de Padoue vers 1300, Sylvain Piron a ouvert la séance en présentant un dossier exceptionnel, fondé sur une source tout aussi exceptionnelle, le "Liber contractuum" des couvents franciscains de Padoue et Vicence. Compilation d’actes liés aux transactions réalisées par les franciscains des couvents de Padoue et Vicence entre 1263 et 1302, ce Liber, récemment édité en Italie par Elisabetta Bonato et Elisabetta Bacciga (2002, avec une introduction d’Antonio Rigon), constitue en fait une sorte de dossier d’accusation contre les Mineurs des deux cités vénètes, réuni en 1302 à l’instigation de l’évêque et de la commune de Padoue qui accusaient les frères de malversations dans l’exercice de leurs charges d’inquisiteurs. Accusés de ne pas reverser à l’évêque et à la commune leur part des sommes perçues par l’inquisition, notamment dans le cadre des saisies de biens hérétiques, les frères furent ainsi l’objet d’une procédure judiciaire portée en curie romaine sous Boniface VIII.
Au-delà d’une analyse serrée des formes et des modalités de la corruption généralisée au sein du couvent padouan, qui débordaient d’ailleurs le seul cadre des activités inquisitoriales des frères (à commencer par leur rôle dans la circulation des terres et dans la redistribution des richesses d’une ancienne à une nouvelle aristocratie, grâce notamment aux exécutions testamentaires dont ils se chargeaient), Sylvain Piron a pu esquisser une sociologie des milieux franciscains vénètes, à partir d’une étude prosopographique centrée sur l’origine sociale et géographique des frères, ainsi que sur les charges qu’ils occupèrent au sein des couvents et des instances provinciales de l’ordre. Une telle approche met parfaitement en lumière l’importance du recrutement local des frères Mineurs et le phénomène d’appropriatio locorum ("appropriation des lieux") dénoncé quelques années plus tard par Ubertin de Casale, leur sédentarisation progressive dans des couvents que n’épargnaient pas les luttes politiques entre grandes familles, et le maintien en ville de liens sociaux et familiers qui, assurément, pouvaient favoriser leur implication dans des affaires temporelles fort éloignées de l’idéal tracé, moins d’un siècle auparavant, par le Poverello d’Assise… Sylvain Piron a également insisté sur l’existence, au sein du couvent padouan, d’une véritable "élite" conventuelle, constituée de frères pour la plupart maîtres en théologie, qui monopolisaient et accaparaient charges (gardien, lecteur…) et administration conventuelles.
Un ensemble de conclusions qu’il convient de rapprocher de celles que Sylvain Piron avait déjà pu dégager pour le couvent florentin de Santa Croce dans le volume collectif Économie et religion (XIIIe-XVe siècle). L’expérience des ordres mendiants, paru à Lyon en 2009 (PUL) sous la direction de Nicole Bériou et Jacques Chiffoleau.

La communication de Clément Lenoble s’est également fondée sur une source relativement exceptionnelle dans le panorama archivistique mendiant : les registres de comptes du couvent franciscain d’Avignon, conservés, malgré quelques lacunes, pour la période 1359-1478. En se fondant essentiellement sur ces registres comptables, Clément Lenoble a centré sa présentation sur la question des structures sociales de l’économie du couvent comtadin, et de la place des fidèles dans cette économie. À partir d’analyses préliminaires concernant l’évolution des recettes et des dépenses conventuelles, dont l’ajustement permanent témoigne de la maîtrise par les frères de techniques et de méthodes de gestion rigoureuses, ainsi que d’un recours croissant à l’endettement (devenu structurel au XVe siècle), il est possible d’esquisser la structure des recettes du couvent avignonnais, constituées essentiellement du produit des quêtes, d’aumônes, de revenus liés à la célébration de messes et aux sépultures (60 à 80% des recettes conventuelles proviennent de la liturgie pour les défunts), de dons des cardinaux et du pape, de pensions (essentiellement dans la seconde moitié du XVe siècle) et d’un certain nombre de ventes diverses (notamment la revente de terres et de maisons léguées aux frères).
La répartition sociale de ces revenus conventuels est à l’évidence une question fondamentale pour qui souhaite approcher le périmètre social de l’audience des frères ; elle reste cependant difficile à éclairer à partir des seuls comptes conventuels. À cet égard, il convient de souligner, comme l’a rappelé Clément Lenoble, l’importance de l’implantation topographique du couvent dans la cité, un couvent établi dans la paroisse urbaine de Saint-Geniès, quartier récent et industrieux où vivent nombre de petits artisans, ouvriers et affaneurs ; les Mineurs avignonnais témoignent ici d’une plus grande ouverture sociale que les Prêcheurs, établis près de la riche paroisse Saint-Agricol. L’importance de cette implantation urbaine est particulièrement nette si l’on considère l’origine paroissiale des Avignonnais enterrés au couvent et dans son cimetière à partir de la fin du XIVe siècle : nombreux sont les petits ouvriers et salariés de Saint-Geniès à faire le choix d’une inhumation auprès des Mineurs. Si les pauvres et les classes "laborieuses" avignonnaises sont ainsi nombreux à donner de l’argent aux franciscains, il apparaît néanmoins que la redistribution opérée par le couvent se fait essentiellement à destination de groupes sociaux plus aisés, à commencer par les marchands à qui les frères achètent blé ou vin. Le rôle joué par le couvent franciscain d’Avignon et son importance dans les phénomènes de redistribution des richesses à l’échelle urbaine sont alors éclairés d’un jour en apparence paradoxal : contraints par la règle de dépenser ou de revendre l’intégralité de leurs recettes (la construction de l’église vers 1360 représente à cet égard un moyen pour les frères de se défaire des nombreux legs reçus depuis l’arrivée de la Peste noire en 1348), les franciscains d’Avignon participent ainsi au renforcement économique de groupes marchands et de familles patriciennes de la cité. On ne trouve d’ailleurs guère trace, dans les comptes du couvent franciscain avignonnais, d’un réel investissement des frères dans l’assistance aux pauvres (non volontaires) de la cité.

Enfin, un troisième temps de la séance a été consacré aux structures scolaires et à la formation des frères Prêcheurs de la province dominicaine d’Aragon (détachée de la province d’Espagne en 1301) au XIVe siècle. À rebours de la sédentarisation progressive des Mendiants précédemment évoquée (cf. supra l’exemple padouan proposé par S. Piron), la communication de Nicolas Pluchot s’est ainsi concentrée sur un groupe de frères qui, lui, témoigne encore d’une mobilité importante à l’échelle provinciale au XIVe siècle : les frères assignés pour études dans les divers studia de l’ordre, au gré des besoins et du cursus scolaire mis en place dès le XIIIe siècle pour assurer la formation de théologiens, de prédicateurs et de confesseurs. Cette circulation de groupes étudiants mendiants ne remet cependant pas en cause le phénomène d’appropriatio locorum analysé par Sylvain Piron dans ses études sur les couvents franciscains padouan et florentin : comme ce dernier l’a rappelé au cours de la discussion, il semble en effet qu’une certaine "ségrégation" distinguait, au sein même des couvents, résidents locaux et frères étudiants appelés à prolonger leur formation ou à être assignés par la suite dans d’autres couvents.
Pour devenir cette "militia Christi dont les armes étaient les livres" (Paul Bertrand), l’ordre des Prêcheurs avait progressivement mis sur pied un réseau de studia spécialisés (grammaire, logique, philosophie, langues) et de studia d’"enseignement supérieur" où était approfondie la maîtrise des savoirs théologiques acquis dans les écoles conventuelles (les premiers devant servir de préparation aux seconds, pour les étudiants qui en étaient jugés dignes). Dans le cas de la province d’Aragon, il est possible d’étudier ce réseau scolaire de manière dynamique et pragmatique, grâce à une source essentielle, les actes de chapitres provinciaux, dont on conserve une belle série pour le XIVe siècle. Réunis annuellement, ces chapitres provinciaux assignaient en effet chaque année quelque 150 frères pour études, distribués entre les couvents et les diverses écoles que ceux-ci allaient devoir héberger pour l’année à venir ; à ces studia étaient également assignés nommément, la plupart du temps, des enseignants qualifiés de doctor ou de lector. Une telle source permet ainsi, dans un premier temps, d’étudier les variations des effectifs assignés annuellement pour études au sein de la province et les efforts de celle-ci pour recruter et former (en commençant par l’apprentissage du latin) de nouveaux frères après l’arrivée de la Peste noire dans la Péninsule ou après la "guerre des Deux Pierre" (1356-1369), qui affecta particulièrement les couvents aragonais.
Au-delà du traitement provincial de cette source, qui permet également de mettre en lumière l’accaparement des studia les plus élevés par un petit nombre de couvents (Barcelone bien sûr, érigé au rang de studium generale de l’ordre à la fin du XIIIe siècle, mais aussi Lérida, studium generale de la province, Saragosse et Valence), et la forte hiérarchisation provinciale qui en découle, ces actes de chapitres provinciaux permettent d’envisager, au moyen d’une base de données, un traitement prosopographique des frères étudiants de la province, et de considérer la question en termes de cursus scolaires et de carrières, susceptibles de mettre au jour des réseaux, des filières, des groupes, en fonction des périodes successives d’enseignement et de formation.