Congrès du GIS démocratie et participation : deux panels organisés par le MAAD.

Panel 1 - Essoufflement démocratique et renouvellement des imaginaires politiques

Panel 2 - Démocratie et passage à l’échelle : de la cité au système Terre

Tout en restant un objet de revendication centrale dans l’espace militant, la démocratie semble avoir perdu de son évidence. D’une part, la désirabilité même de la démocratie est désormais remise en cause, talonnée par les tentations autoritaires et technocratiques, concurrencée ou ré-agencée au sein d’une multitude de nouveaux imaginaires politiques. D’autre part, l’idée d’auto-législation du peuple apparaît de plus en plus désuète face à la complexification des architectures institutionnelles et des niveaux de décision, des échelles locales à l’échelle continentale, tout en devant affronter de nouvelles menaces d’ordre systémique telles que le réchauffement climatique ou la chute de la biodiversité.
Cette proposition de panels se donne donc pour but de théoriser collectivement ce malaise démocratique : alors qu’on note une intensification des usages du terme de démocratie, ses significations semblent de plus en plus labiles et se rattacher à une diversité croissante d’imaginaires ; dans un même temps les transformations profondes qu’a connu le phénomène de globalisation ces dernières années couplé à une urgence climatique grandissante nous amènent aussi à explorer de nouveau l’interrogation classique en théorie politique de la taille optimale des collectifs démocratiques.
Telles sont les questions qui seront abordées au sein de ces deux panels interdisciplinaires, entrecroisant sciences sociales et théorie politique, et cherchant à mettre en valeur les apports des jeunes chercheurs et chercheuses.

Panel 1. Le renouvellement des imaginaires politiques : entre sciences sociales et théorie politique

L’histoire du gouvernement représentatif se confond avec celle de ses crises et de la réinterprétation permanente de ses propres fondements. Dans les années 90 toutefois, la démocratie libérale s’est vue en passe de constituer un modèle d’intégration sociale et de décision politique hégémonique (Fukuyama 1992). Les deux décennies suivantes sont venues mitiger la foi dans l’idée d’un espace public démocratique émancipateur et autocorrectif. Après les attentats du 11 septembre 2001, la démocratie électorale est devenue l’étendard d’un nouvel impérialisme qui a rendu suspecte son érection en modèle normatif (Guénard 2016), tandis que la crise financière de 2008-2009 a entraîné des mobilisations réclamant plus de justice sociale et une “démocratie réelle” (Della Porta 2017). Les printemps arabes ont pu laisser entrevoir un regain de ferveur pour la démocratisation des institutions sous la pression des mobilisations populaires, mais leur bilan apparaît rétrospectivement fragile (Martinez 2019).
Si la théorie politique tend ainsi à métaboliser ces évolutions sans qu’un paradigme en particulier ne s’impose, les idées anciennes de souveraineté du peuple ou d’autolégislation sont distancées par une littérature qui tend de plus en plus à se délester de cet imaginaire (Pettit 2004 ; Rosanvallon 2006 ; Colliot-Thélène 2011 ; Mounk 2018). La publication de Democracy for Realists d’Achen et Bartels (2017) atteste d’une remontée en puissance d’une littérature sur l’irrationalité des électeurs qui rappelle la défiance d’après-guerre envers la démocratie, tandis que reflue la confiance dans la culture du débat politique (Talisse 2019). Une partie de la philosophie politique contemporaine et des sciences sociales ne considèrent plus le rituel électoral comme un repère incontournable, lui opposant les vertus d’un examen de compétences (Brennan 2016), la sélection méritocratique sur le modèle chinois (Bell 2015) ou des modalités plus libres et ouvertes de participation et d’inclusion offertes par l’autosélection et le tirage au sort (Sintomer 2019 ; Landemore 2020). Les tentations de conditionner notre soutien aux institutions démocratiques à l’obtention de bons résultats (Estlund 2009 ; Van Parijs 2011 ; Arneson 2018) ou de prendre des « raccourcis » permettant de faire l’économie de la délibération à grande échelle sont suffisamment fortes pour que des ouvrages se consacrent à les endiguer (Urbinati 2014 ; Lafont 2019).
D’un autre côté, les revendications au nom de la démocratie n’ont cessé de s’amplifier ces dernières années. Les récents travaux portant sur les mobilisations anti-austérités et la reconfiguration partisane de la “gauche radicale” qui s’en réclame souvent - ou encore les analyses plus anciennes portant sur le mouvement écologiste et les partis verts (Faucher-King 2007) - mettent généralement en lumière que la notion de “démocratie” est à la fois une revendication, une ressource, et finalement, un enjeu de lutte au sein même des entreprises politiques (Dupuis-Déri 2013). Ainsi, il est dorénavant admis que la démocratie est au cœur des imaginaires politiques qui prétendent, parfois conjointement, renouveler les pratiques institutionnelles et les pratiques militantes.
Ce panel se propose donc d’explorer le renouvellement des imaginaires politiques relatifs à la démocratie. Par imaginaire politique nous reprenons l’expression récemment mobilisée par Nabila Abbas et Yves Sintomer (2021) concernant les conceptions politiques relatives au tirage au sort. En s’inspirant des “significations imaginaires sociales” que se donnerait toute société selon Castoriadis (1975), ils définissent ainsi un imaginaire politique comme “des projections d’un horizon politique”, potentiellement concurrentes et constituées “d’idées, d’histoires, d’images et de symboles partagés collectivement par des groupes”.

  • En fonction de quelles stratégies les fondements conceptuels et les imaginaires de la démocratie sont mis en jeu dans les revendications et les transformations du militantisme ?
  • Dans quelle mesure ces discours récents sont-ils les témoins d’une reconfiguration de controverses militantes anciennes ?
  • La démocratie constitue-t-elle un moteur de l’engagement militant ?
  • Quelles sont les “traductions” pratiques de cette notion ? Les tentatives de dépassement des modèles classiques de la démocratie représentative invitent à repenser ses concepts fondateurs et les procédures auxquelles elle est traditionnellement associée : de quelles façons des structures militantes qui réclament davantage de démocratie tentent-elles de répondre à leurs exigences d’horizontalité ?
  • Qu’en est-il d’autres modes alternatifs d’élections défendues par des partis et des collectifs, tels que la démocratie liquide, le jugement majoritaire ou le tirage au sort, de quelles façons peuvent-ils se connecter à de nouveaux imaginaires démocratiques ?
  • La généralisation de certains de leurs usages est-elle techniquement possible et politiquement souhaitable ? Ces dispositifs soulèvent une série d’interrogations sociologiques sur leur capacité à désamorcer les mécanismes de domination ou encore les conséquences des modalités de division du travail entre les citoyen·ne·s et les entreprises privées chargées du pilotage de ces dispositifs.

Panel 2. Démocratie et passage à l’échelle : de la cité au système Terre

De façon structurelle, une multiplicité de facteurs compliquent la mise en œuvre de l’auto-gouvernement du peuple dans le contexte global contemporain, parmi lesquels la mondialisation passée de l’économie ayant érodé la souveraineté des États-nations (Habermas 2000 ; Rodrik 2011), la délégation de souveraineté à une multitude d’échelons locaux et continentaux mais aussi la difficulté à concevoir une réponse démocratique adaptée au réchauffement climatique et à la crise de la biodiversité (Humphrey 2007 ; Beeson 2010).
Si la politique comparée s’intéresse désormais de façon méthodique aux liens entre taille et démocratie (Dahl & Tufte 1973 ; Gerring & Zarceki 2011), il s’agit aussi d’un motif récurrent de la théorie politique faisant l’objet de nombreuses hypothèses depuis l’Antiquité en passant par les Lumières, et qui a suivi les transformations conceptuelles de l’idéal démocratique. Ainsi si Montesquieu ou Rousseau estiment que la démocratie n’est applicable que sur de petits territoires, l’expérience états-unienne vient illustrer pour Hamilton et Madison la supériorité des conceptions républicaines modernes contre la conception de la démocratie antique plus vulnérable au caprice des majorités (Hamilton, Madison, Jay 1788, n°10). Plus récemment l’ouvrage de Graeber et Wengrow (2021) qui synthétise les dernières avancées de l’archéologie et de l’anthropologie politique fait lui l’hypothèse d’une absence totale de corrélation entre l’étendue d’un collectif politique et la possibilité de le voir adopter des mécanismes relevant de la démocratie directe ou de l’anarchisme politique.
Ce second panel se propose donc d’explorer davantage les enjeux contemporains liés à une question ancienne et classique de la science politique : quelle est l’échelle idéal du bon gouvernement ? Par dérivation, est-il possible pour une société de se gouverner de façon démocratique quelle que soit sa taille ? En entraînant une discussion sur la forme du bon gouvernement démocratique, ce panel veut également dépasser la discussion autour du cadrage théorique en interrogeant les contraintes matérielles et conceptuelles de la prise de décision collective tout en l’ouvrant aux enjeux écologiques. Nos questionnements s’étendent en particulier aux grands ensembles sui generis, en particulier à l’Union Européenne, qui tente aujourd’hui de combler son déficit démocratique (Spector 2021) notamment par l’organisation d’une multitude de conférences citoyennes à travers le continent (CoFoE, EUComMeet). Entre contrainte d’échelle et urgence d’agir, les impératifs délibératifs et démocratiques apparaissent enfin sous tension à l’heure de l’anthropocène voire pourraient céder face au renouveau d’une menace fasciste repeinte en vert (Dubiau 2022).

  • Dans un espace public de plus en plus fractionné sur une multitude d’échelles, peut-on encore faire de la délibération publique la source de la légitimité politique ?
  • La montée en puissance des nationalismes et l’appel aux identités collectives nationales et locales peuvent-ils concurrencer le modèle de la démocratie libérale et le cas échéant, de quelles manières ?
  • Pour le cas européen, est-il nécessaire de définir plus clairement la nature de son demos pour espérer combler le déficit démocratique des institutions de l’UE ? De façon plus globale, est-il possible de surmonter les tendances à la bureaucratisation des grands ensembles continentaux ? Après la démocratie antique et la république moderne, peut-on envisager de nouveaux systèmes délibératifs à l’échelle continentale ?
  • L’échelon continental est-il le plus ajusté pour mener des politiques de lutte contre le réchauffement climatique et de protection de la biodiversité ?
  • Comment concilier l’exigence de délibération et de justification avec la pression d’urgences telles que le réchauffement climatique, impliquant des franchissements de seuil irréversibles et relativement imprévisibles, à des échelles régionales et globales ?

Références citées :
Abbas, Nabila & Sintomer, Yves. 2021. « Les trois imaginaires contemporains du tirage au sort en politique : démocratie délibérative, démocratie antipolitique ou démocratie radicale ? ». Raisons politiques, 82, 33-54.
Achen, Christopher & Bartels, Larry. 2017. Democracy for realists. Princeton University Press.
Arneson, Richard. 2018. « Democracy is not intrinsically just ». In Political Philosophy in the Twenty-First Century, 181‐98. Routledge.
Beeson, Mark. 2010. « The coming of environmental authoritarianism ». Environmental politics 19 (2) : 276‐94.
Castoriadis, Cornelius.1999 [1975]. L’institution imaginaire de la société. Le Seuil Colliot-Thélène, Catherine. 2011. La Démocratie sans demos. PUF. Pratiques théoriques Dahl, Robert & Tufte, Edward. 1973. Size and Democracy. Stanford University Press.
Della Porta, Donatella (dir.). 2017. Global diffusion of protest : riding the protest wave in the neoliberal crisis, Amsterdam University Press., Protest and social movements, n ̊ 11.
Dubiau, Antoine. 2022. Ecofascismes. Grévis.
Dupuis-Déri, Francis. 2013. Démocratie, histoire politique d’un mot : aux États-Unis et en France, Montréal, Lux, Harmonia mundi, 2013
Estlund, David. 2009. Democratic authority. Princeton University Press.
Faucher-King, Florence. 2007. « Les verts et la démocratie interne ». In Partis politiques et systèmes partisans en France. pp.103-142
Fukuyama, Francis. 1992. The End of History and the Last Man. Penguin Adult.
Gerring, John & Zarceki, Dominic. 2011. Size and Democracy, Revisited. Working Papers. Graeber, David & Wengrow, David. 2021. The Dawn of Everything : A New History of Humanity. Penguin UK.
Guénard, Florent. 2016. La démocratie universelle. Philosophie d’un modèle politique : Philosophie d’un modèle politique. Média Diffusion.
Habermas, Jürgen. 2000. Après l’État-nation : une nouvelle constellation politique. Fayard. Humphrey, Mathew. 2007. Ecological politics and democratic theory : the challenge to the deliberative ideal. Routledge.
Lafont, Cristina. 2019. Democracy without shortcuts : A participatory conception of deliberative democracy. Oxford University Press.
Landemore, Hélène. 2020. Open democracy. Princeton University Press.
Martinez, Luis. 2019. L’Afrique du nord après les révoltes arabes. Presses de Sciences Po Mounk, Yascha. 2018. The people vs. democracy. Harvard University Press.
Pettit, Philip. 2004. « Depoliticizing democracy ». In Ratio Juris 17 (1). pp.52‐65
Rodrik, Dani. 2011. The Globalization Paradox : Democracy and the Future of the World Economy. New York and London : W.W. Norton.
Rosanvallon, Pierre. 2006. La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Paris : Points.
Sintomer, Yves. 2019. « De la démocratie délibérative à la démocratie radicale ? Tirage au sort et politique au XXIème siècle ». Participations, vol. 23, n°1, pp. 33-59.
Spector, Céline. 2021. No Démos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe. Le Seuil.
Talisse, Robert B. 2019. Overdoing Democracy : Why We Must Put Politics in its Place. New York : OUP USA.
Urbinati, Nadia. 2014. Democracy disfigured. Harvard University Press.
Van Parijs, Philipp. 2011. Just Democracy. Ecpr Press.