Atelier doctoral 22 novembre 2021 – en ligne Faire parler les chiffres ou faire parler le nombre ? Production et usage des statistiques en démocratie

Organisé par Adèle PAYET et Ali CHOUKROUN

Dans une société démocratique, les statistiques jouent un rôle crucial. Elles permettent d’abord de dénombrer les opinions politiques (notamment par les voix et les sondages) et de conférer une légitimité aux décisions prises en fonction de celles-ci. Elles constituent encore des données publiques qui, pour les gouvernant·es comme pour les gouverné·es, révèlent des phénomènes sociaux sinon invisibles (taux de chômage, inflation, démographie, pouvoir d’achat, taux de délinquance, taux de participation, etc.), et guident les choix politiques, en permettant une participation éclairée pour les uns et une rationalisation de l’action publique pour les autres. Enfin, parmi ces statistiques les sondages occupent un statut particulier en contribuant à la production de l’opinion publique sur fond de laquelle se basent des stratégies de gouvernement.
Toutefois, le lien entre statistiques et démocratie n’est pas évident. Au XVIIème siècle, elles regroupent l’ensemble des connaissances que doit détenir un « statiste », soit un homme d’Etat. En Europe, sous l’impulsion des différents travaux pour recenser la population, les statistiques achèvent leur mue au XIXème en « sciences de gouvernement » (Ihl et al., 2003). A l’intersection entre la science et le politique, elles désignent le processus d’objectivation du réel au service de l’action publique et participent de la bureaucratisation de la société où la production de norme se trouve adossée à la production de chiffres (Weber, 2003 ; Hibou, 2012).
Nous vivons aujourd’hui dans « l’empire des chiffres » (Martin, 2020), et il importe pour cette raison de porter un regard critique sur cette omniprésence, pour interroger leur légitimité, leur autorité, leur utilité et leur place dans le débat public. Si avec Bourdieu nous pouvons dire que « l’opinion publique n’existe pas » (1984), une étude plus approfondie de l’usage des statistiques en démocratie mériterait d’être conduite. Par exemple, Philippe Braud (2020) considère les statistiques comme une « catégorie linguistique » qui enveloppe une perception du réel. S’intéressant aux sondages d’opinion, il souligne qu’ils ne sont pas des « techniques purement anodines de collecte de données » : ils contribuent à former l’image d’un citoyen éclairé, instruit et prêt à penser, et influencent in fine le déroulé du scrutin. Ainsi Arthur Jatteau rappelle-t-il « la dimension éminemment politique de la quantification » dans sa recension de l’ouvrage d’Olivier Martin. Alain Supiot retrace quant à lui le processus par lequel l’arithmétique s’est progressivement installée dans la gouvernementalité occidentale et en particulier dans le domaine des affaires juridiques (2015). Il interroge la technicisation progressive de la loi et sa substitution par l’autorité de ce que Alain Desrosière appelle la « raison statistique » (2010). Celui-ci la situe au coeur de la construction de l’Etat moderne, tandis que Lorraine Daston en fait l’attribut d’un nouvel habitus s’étant imposé dans la société dès la deuxième moitié du XIXème siècle (Daston et Galison, 2007).
Cet atelier doctoral a pour but de poursuivre et de reconsidérer ces réflexions à l’aune du rôle que joue l’usage des chiffres dans la démocratie libérale : faire parler les chiffres suffit-il à faire parler le nombre ? Nous souhaitons interroger la capacité des signes que sont les chiffres à représenter les individus (le nombre) pris dans des regroupements et des tendances qui existent antérieurement aux opérations de mesure. Ils sont également les récepteurs de ces données, lesquelles peuvent alors avoir un effet performatif sur la réalité qu’elles prétendent représenter.
Nous proposons deux axes de réflexions :
1/ Les usages de la statistique par les institutions démocratiques (comprises au sens large) et leurs effets : comment participe-t-elle de la formation des opinions, de leur circulation, et de leur articulation ? Comment la réalité sociale est-elle statistiquement construite ? Comment la statistique intègre-t-elle le débat public et comment pénètre-t-elle les techniques de gouvernement ? Qui la mobilise ? A quelle rhétorique appartient-elle ? Quelle démarche argumentative est-elle employée ? À quelles fins ? Quelles délibérations la font-elles intervenir ? Une dimension réflexive accompagne-t-elle l’usage de la statistique ? Comment est-ce que l’on contre-argumente la statistique ? Dans quels rapports de force s’inscrit-elle ?
2/ La construction du chiffre en démocratie : Quelle perception du social les statistiques entraînent-elles ? Quelle est la carrière politique du chiffre, de sa fabrication à son instrumentation ? Intègre-t-elle des procédures démocratiques ou n’est-elle que l’apanage d’une forme d’expertise ?
Pour répondre à ces questionnements à la fois sociologiques et épistémologiques, différentes perspectives disciplinaires seront les bienvenues : sociologie, science politique, économie, philosophie, histoire. Nous sollicitons aussi la présence de sciences exactes appliquées pour éclairer la compréhension des modèles et la production des données sur lesquels s’appuient les institutions. Ces axes se veulent suffisamment larges pour inclure une grande variété de travaux, qu’ils portent sur des concepts ou sur des cas d’études précis.