"Arriver" en ville : les migrants en milieu urbain au Moyen Age. Installation, intégration, mise à l’écart (argumentaire)

L’importance du phénomène migratoire dans le renouveau démographique des villes de l’Occident médiéval, à partir des XIe-XIIe siècles, est aujourd’hui un acquis solide de la recherche historique. Souvent étudiée à l’échelle de groupes sociaux envisagés dans leur globalité, ou bien à travers ses aspects juridiques et institutionnels, cette mobilité des populations dont se nourrit l’essor urbain gagnerait assurément à être interrogée à plus grande échelle, au niveau des individus amenés, pour des raisons diverses, à s’installer en ville.
C’est à cette tâche que le colloque organisé par le laboratoire junior VilMA aimerait participer, en interrogeant la place jouée par cette migration à destination des villes et au sein des villes dans la construction du groupe social urbain et dans sa façon de vivre en ville, sinon de vivre la ville. Si, quantitativement, l’importance de cette mobilité urbano-centrée est en général avérée dans les phases de croissance urbaine, comment celle-ci s’inscrit-elle dans les trajectoires personnelles, dans les parcours individuels des hommes et des femmes qui franchissent, au Moyen Âge, les portes d’une ville ? C’est seulement, semble-t-il, à cette échelle d’analyse que l’on sera capable de distinguer, au-delà des contraintes politiques ou institutionnelles déjà évoquées, les « stratégies » d’implantation en ville et d’accès à la ville de ces nouveaux arrivants et leur insertion dans leur nouvel environnement social.

Le difficile repérage des nouveaux arrivants : sources et vocabulaire

Le premier pas consisterait à revenir sur les moyens dont disposent les médiévistes pour repérer l’existence des néo-citadins.
L’image donnée des néo-citadins est en effet différente selon les sources et les espaces envisagés, notamment parce que les néo-citadins ne sont presque jamais enregistrés en tant que tels (sauf dans les cas de naturalisation, ou dans les rares cas de dénombrements d’étrangers), voire peuvent être exclus des dénombrements de population : les institutions s’y intéressent indirectement, pour s’assurer qu’ils payent leurs impôts, participent à la guerre et aux charges communes, ou encore qu’ils satisfont bien aux règles des métiers. De même, de quelle manière doit-on prendre en compte les populations mobiles, et qui ne s’installent pas en ville ? Une étude précise de l’image des néo-citadins selon les sources prises en compte serait donc particulièrement utile.
Il nous apparaît ensuite que l’utilisation des termes (migrant, immigré, étranger / stranger / extraneus, aubain, forain / forensis / forestieri / foreigner, ou encore autre / alienus) est assez floue selon les historiens, notamment parce qu’ils ont affaire à des réalités différentes selon les époques, les régions et les sources. Il serait alors intéressant de redéfinir ce à quoi renvoient précisément tous les termes intégrant une part d’altérité, ce qui permettrait de dresser un panorama aussi complet que possible des significations du vocabulaire de l’altérité. Cela suppose aussi d’intégrer le vocabulaire et les concepts développés par les sciences sociales s’intéressant aux migrations, aux étrangers et à l’altérité en général : les médiévistes ont-ils suffisamment intégré les récents développements de l’historiographie pour faire une utilisation prudente de la langue moderne ? Ceux que les sources qualifient de néo-citadins, de migrants, d’étrangers ne sont pas forcément les mêmes catégories que celles décrites par l’historien.

Migrations et déracinement : l’encadrement et les raisons des migrations

Si les stratégies précises des acteurs peuvent être difficiles à appréhender dans les sources médiévales, il n’en reste pas moins possible de repérer la part du choix et de la contrainte dans la migration en ville. Dans cette optique, il s’agirait d’envisager comment les néo-citadins ont composé avec les possibles contraintes politiques, juridiques, démographiques ou économiques qui les poussent ou les ont poussés à gagner le monde urbain : l’écart entre les normes parfois très dures et la pratique réelle de la migration sont en effet centrales. Assurément, les réponses à cette question seront nuancées selon le niveau social des migrants. On ne saurait toutefois associer automatiquement la contrainte à l’arrivée en ville d’un individu aux ressources limitées, et, inversement, une totale liberté de choix à l’inurbamento de potentes issus de groupes sociaux plus favorisés. Quel que soit d’ailleurs le groupe social d’origine du migrant, il serait ici particulièrement intéressant d’envisager, quand les sources le permettent, les stratégies utilisées par celui-ci pour contourner ces éventuelles contraintes, que celles-ci l’obligent à s’établir en ville ou, au contraire, qu’elles viennent contrarier un projet de départ vers la ville ou vers un nouveau quartier d’habitat.
À l’opposé de ces facteurs contraignants, mais le plus souvent dans une relation dialectique avec eux, les avantages recherchés par l’installation choisie par le migrant, « désirée », en milieu urbain doivent bien sûr être pris en compte. Si les changements de résidence visant une amélioration de la situation matérielle d’un individu ou d’une famille semblent ici les plus évidents, on ne saurait oublier que nombre de déplacements, à destination de la ville mais aussi, au sein d’une même cité, d’un quartier à un autre, peuvent recouvrir d’autres motivations, liées notamment à des enjeux familiaux ou lignagers, juridiques, fiscaux ou encore politiques.
Or, la nature de l’éventuelle contrainte combinée au projet individuel, au niveau social peut expliquer qu’une mobilité temporaire bascule vers la migration définitive avec l’installation du foyer principal de l’individu. Certaines catégories et métiers (circulation des artistes, des colporteurs, etc.) ne vivent leur déplacement que comme temporaire, mais replacer une mobilité, une migration, dans la durée permet aussi de faire une étude dynamique de la relation à la ville, notamment autour de la question du départ de la ville : si quitter la ville n’est pas forcément synonyme d’exclusion (cf. haut Moyen Âge), nombre d’exclusions sont fondées sur des critères religieux (exclusion des juifs auparavant protégés par les princes) ou liées à des enjeux de pouvoir, politique (expulsion de certains lignages ou factions) et/ou économique. Il faut étudier les motivations, les conditions matérielles et les destinations de ce départ. Or, le départ d’une ville ne signifie pas pour autant quitter le monde urbain, et la focale se déplace vers une autre ville d’accueil - temporaire ou non - et il faut alors étudier les éventuelles stratégies de contournement de ce départ : cette question de l’exclusion hors de la ville pourrait même nous permettre d’envisager la question des réseaux de solidarité urbains à plus petite échelle, pour voir comment ces individus un temps expulsés de la ville mettent à profit et font vivre des réseaux et des structures inter-urbains, sociaux mais aussi politiques et diplomatiques, leur permettant parfois ensuite de regagner leur cité d’origine. Dans de tels cas, on ne parlerait plus d’arrivée en ville, mais bien de retour en ville, dont les conditions et les modalités constitueraient alors un cas particulier d’établissement dans le monde urbain.
La temporalité propre et la durée d’installation en ville permettent donc d’évaluer le projet des néo-citadins, mais aussi d’avoir un meilleur aperçu des situations se cachant sous des termes parfois volontairement flous, ce qui permet en retour de délimiter et définir qui sont ces néo-citadins.

Migrations et enracinement : l’intégration à la ville d’accueil

Contourner des contraintes ou se déplacer, au sein de l’espace urbain, dans l’espoir de meilleures conditions de vie impose à qui fait ce choix de mettre à profit des instruments, des structures ou des réseaux permettant de s’installer et de s’insérer plus facilement dans le tissu social local : c’est là un troisième axe qui pourrait nous permettre de discerner les instruments ou « supports » sociaux de la mobilité en ville ou à destination de la ville. On pense ici bien sûr aux divers groupements sociaux, établis sur une base topographique (voisinage), professionnelle (métiers, corporations, associations, etc), politique (cour princière ou royale) ou encore religieuse (monastères, chapitres, confréries, etc) qui structurent les sociétés et les territoires urbains médiévaux, et dont l’appui peut être mis à profit par les individus désireux de s’insérer dans un monde urbain aux solidarités multiples. Plutôt que de les étudier pour eux-mêmes, il s’agira de voir en quoi et comment ces groupes, réseaux de solidarités ou intermédiaires privilégiés (brokers) sont susceptibles de permettre à de nouveaux arrivants, dans une ville, dans un quartier, dans une paroisse, de s’intégrer au mieux dans le tissu social, en jouant le rôle de structures et de réseaux d’« accueil », guidant et orientant des stratégies d’implantation urbaine. On pourra également se demander si on intègre davantage ce réseau que la ville en elle-même, ce qui conduira à s’interroger sur les éventuelles logiques concurrentes en place : une cour princière est-elle par exemple placée de fait dans une situation d’extranéité face aux autorités communales ? La mise en lumière des liens entre migration individuelle et configuration sociale du territoire urbain pourrait alors nous permettre d’envisager à la fois les conditions matérielles d’installation au sein du quartier et les localisations de ces déplacements intra-urbains ou à destination de la ville, afin de déterminer si des dynamiques spatiales de voisinage ou de « quartier » sont à l’œuvre.

Migrations et mobilité sociale : l’intégration de la ville d’accueil

Il faut ensuite interroger la réussite d’une stratégie migratoire, en mettant en relation les migrations (mobilité spatiale et donc horizontale) avec l’ascension sociale ou, inversement, le déclassement (mobilité sociale, et donc verticale). On ne doit alors pas seulement étudier les modalités d’intégration à la ville d’accueil des migrants devant adopter les normes culturelles et sociales locales, mais on doit également étudier les modalités d’intégration de la société d’accueil, autrement dit déterminer comment la présence des néo-citadins, de contingente, devient organique et essentielle. Cela revient à étudier comment ces néo-citadins intériorisent - après les avoir subies - les normes de la ville d’accueil pour être acceptés, et utilisent ces ressorts pour participer à l’ensemble de la vie sociale et politique. Est ainsi posée la question des politiques communales en matière migratoire : la naturalisation est un aboutissement, mais elle ne s’accompagne pas automatiquement d’un droit de siéger dans les conseils de la ville ; la question de l’ascension sociale par enrichissement dans les affaires, l’achat d’une propriété enracinant le néo-citadin et signant sa volonté d’élire durablement domicile dans cette ville, ainsi que les stratégies matrimoniales sont autant d’exemples d’études à mener dans cette optique. L’onomastique est également porteuse de bien des informations : les descendants de migrants gardent sur plusieurs générations le « stigmate » de leur provenance rurale ou étrangère, tandis que certains comportements (insultes, atteinte à l’honneur, délais beaucoup plus longs pour avoir le droit de participer aux conseils urbains, par exemple) des citadins visent à marquer la différence entre les citadins « de souche » et les nouveaux arrivants, même plusieurs décennies après leur arrivée.
A contrario , d’éventuels mécanismes de refus, de rejet ou de « mise à l’écart » de ces néo-citadins par les habitants plus anciennement installés ou les autorités urbaines doivent également être pris en compte pour cerner au plus près les trajectoires migratoires : c’est aussi en creux, dans leur versant négatif, que ces solidarités urbaines parfois exclusives peuvent orienter l’implantation des nouveaux occupants du sol urbain.
Cela permettrait aussi de savoir quelles représentations les individus se font de leur migration, de leur intégration éventuelle, et de leur nouvelle identité de citadin, notamment via des sources telles que mémoires, livres de raison, panégyriques de ville. Le pendant serait d’interroger également la façon dont ils sont perçus par les citadins d’implantation plus ancienne ou les autorités municipales, pour finalement se demander si la migration à destination des villes contribue à façonner, au Moyen Âge, une identité particulière, une forme singulière de perception et d’appréhension du monde urbain.

Ce colloque entend donc proposer une approche sociale des migrations dans les villes médiévales et à destination de celles-ci, pour voir en quoi ces migrations participent, pour des couches plus ou moins larges de la population urbaine, de la définition même, sinon de l’urbanité médiévale, du vivre en ville au Moyen Âge.