Axes de recherche

mercredi 4 novembre 2015,

Les jeux vidéo : porte d’entrée d’une réflexion virtuel/réel

Le débat sur la tension virtuel/réel se retrouve aussi bien en géographie, qu’en science de la communication, en psychologie, en anthropologie… A partir de l’apport des travaux déjà réalisés, qui reviennent au sens étymologique du virtuel comme potentialité, il nous semble nécessaire d’élargir les analyses aux jeux vidéo.

L’espace vidéoludique permet en effet de penser conjointement monde virtuel et monde réel, en analysant leurs articulations. Dans un contexte culturel et intellectuel qui fait de plus en plus la part belle aux questions de « virtualité », de monde et d’économique numériques, les jeux vidéo apparaissent comme une porte d’entrée pour saisir les interrelations entre le monde et le virtuel, une approche essentielle pour penser le virtuel.

Dès lors, une série de questions doit être abordée : quel est le statut de l’espace vidéoludique ? Quels sont ses liens avec l’espace dit « réel », avec les territoires ? De quelle nature sont leurs interrelations et leurs échanges ? En quoi la pratique du jeu vidéo influe-t-elle sur le quotidien, et inversement les pratiques quotidiennes influent-elles les façons de jouer ? L’enjeu de ces questionnements est de repenser certains paradigmes (espace, territoire, virtualité, réseaux, socialisation…) à l’aune de l’analyse des jeux vidéo.

Pour une analyse critique de la production et du contenu des jeux vidéo

Nous considérerons comme jeux vidéo les produits commercialisés comme tels, ainsi que les produits apparentés et diffusés sur le même type de support informatique. Trop souvent, les études sur les jeux vidéo portent exclusivement sur les jeux en ligne, notamment sur World of Warcraft, ou sur Second Life, qui n’est pas un jeu. Cette tendance traduit le besoin d’ancrer des travaux de recherche tâtonnants et marginaux sur les objets les plus « spectaculaires » de la production vidéoludique. Elle donne une vision trop souvent réductrice des jeux vidéo. De même, ils sont souvent opposés aux « jeux sérieux », alors qu’il n’existe entre eux qu’une différence de commande (à la demande d’un client pour ces derniers) et de diffusion (souvent gratuite, toujours pour ces derniers). De nouvelles typologies des jeux vidéo ont été proposées, notamment en se basant sur la narratologie, elles s’éloignent des typologies « commerciales » les plus largement répandues. D’autres typologies peuvent être élaborées, avec l’appui des différentes disciplines mobilisées. La confrontation de ces différents travaux devrait faire ressortir la richesse polysémique des jeux vidéo. Elle permet de développer des analyses dépassant les propos convenus, au-delà de l’âge minimum conseillé pour jouer à un jeu vidéo, de son agressivité visuelle ou de sa catégorie commerciale. L’analyse critique des jeux vidéo avec les outils propres aux composantes des LSH peut s’exercer sur l’ensemble des jeux vidéo, en dehors de tout parti pris, sans se focaliser uniquement sur les jeux mis en avant par la presse généraliste.

Analyse de la spécificité des jeux vidéo par la mise à jour des mécanismes du jeu

La spécificité des jeux vidéo repose à la fois sur l’interactivité et une interface qui déploie la modélisation dans toutes ses dimensions, à la fois rhétorique (textes), mathématique (algorithmes, équations) et iconique (dessins, animations). Les travaux sur les jeux vidéo se sont jusqu’à présent surtout attachés à une analyse du contexte (violence, production industrielle…) qui est un décalque des analyses mises en place pour d’autres médias et d’autres supports. Or, comprendre la spécificité des jeux vidéo nécessite d’interroger leur interactivité et les interactions homme/machine. Les didacticiens ont montré que ce que le joueur intègre, plus que le contexte du jeu, ce sont ses mécanismes (gameplay). Ce sont les choix et actions valorisées par le déroulement de la partie, et répétés par le joueur, qui sont retenus et intégrés. Le recours à la notion « d’efficacité » permet de montrer quels sont les choix et les actions valorisés. Cette « efficacité » met à jour les mécanismes incitatifs et coercitifs du jeu. Il est ensuite possible de les analyser et enfin de montrer les représentations et les idéologies qui y sont sous-jacentes. Ce recours à « l’efficacité » conduit également à une approche plus englobante de la pratique du jeu par le joueur, dont les effets d’appropriation et de distanciation doivent être interrogés.

Les jeux vidéo : outil pédagogique ou support idéologique ?

Après les jeux de société, les jeux vidéo sont adaptés, utilisés pour l’enseignement et la formation continue. Le statut du jeu vidéo comme outil pédagogique doit être interrogé au regard des analyses menées sur leur contenu et leur fonctionnement (gameplay). Il faut questionner la spécificité des jeux vidéo par rapport aux jeux « en carton », leurs apports, leurs limites, mais aussi leur opposition souvent mise en avant avec les jeux dits « sérieux ». Nous avons déjà commencé à montrer que les jeux « sérieux » ou les jeux « pédagogiques », n’échappent pas plus que les jeux « commerciaux » aux présupposés idéologiques. Même lorsque la modularité du jeu donne au joueur l’impression qu’il peut en infléchir le contenu, ce sont les concepteurs qui gardent le dernier mot et il reste toujours un noyau dur du programme, généralement inaccessible. Deux pistes majeures de réflexion peuvent alors être poursuivies. La première interroge les conditions de production des jeux vidéo. Qu’est-ce qui oriente les choix de conception et de production ? Sur quels déterminants culturels ou modèles les jeux sont-ils créés ? Dans quelle mesure ces choix traduisent-ils une certaine représentation du monde, de la société ? La seconde piste interroge les possibilités concrètes d’utilisation des jeux vidéo pour la formation et de l’enseignement. Quels sont leurs apports et leurs limites ? Quelle est la légitimité de leur utilisation pédagogique, compte tenu des analyses de leur contenu ?

Les joueurs de jeux vidéo : quelles pratiques pour quels jeux ?

Un regard critique sur les conditions de production des jeux vidéo et leurs représentations sous-jacentes doit aussi conduire à se pencher sur les pratiques de joueurs, la place et l’influence des jeux vidéo comme « artefact culturel » au sein des sociétés. Les analyses se concentrent aujourd’hui sur les supports « en ligne », en extrapolant parfois certaines conclusions à l’ensemble de la production vidéoludique. Les jeux « en ligne » permettent d’analyser l’influence de certaines pratiques des joueurs (parties multijoueurs, discussions sur les forums…) sur leur quotidien, notamment au travers des rencontres effectives entre joueurs qui ont tissé des liens par l’intermédiaire du jeu. Ces analyses sont aujourd’hui, d’une part peu concluantes, d’autre part plus centrées sur le cyberespace que sur les jeux. Elles conduisent à opposer les pratiques sur support informatique à la « vraie vie ». En fait, les pratiques concrètes de jeu restent à analyser, notamment pour savoir quels sont les types de savoir et de savoir faire qui sont mobilisés par les joueurs. De plus, ces « joueurs » ont sans doute des comportements très variés, non seulement en fonction de leur choix de jeu (simulation, gestion, aventure, seuls ou en réseau…), mais aussi en fonction de leur investissement (du joueur très occasionnel au compétiteur chevronné habitué des tournois mondiaux). Enfin, la modularité croissante des jeux permet d’interroger le rapport des joueurs au jeu et à ses présupposés, de l’acceptation à la remise en cause en passant par l’adaptation ou le détournement. Dès lors, il devient nécessaire d’élargir les débats aux conditions de réception et d’appropriation du jeu par le joueur, à la socialisation par le jeu, à la production de discours et aux pratiques dont l’appartenance à une « sous-culture » reste à fonder.