Projet scientifique

« Desde Bartolomé de Las Casas, en el siglo XVI, hasta Hegel, en el siglo XIX, y desde Marx hasta Toynbee, en el siglo XX, los textos que se han escrito y los mapas que se han trazado sobre el lugar que ocupa América Latina en el orden mundial no se apartan de una perspectiva europea que se presenta como universal » [1].

« De Bartolomé de Las Casas au XVIe siècle jusqu’à Hegel, au XIXe siècle, et de Marx jusqu’à Toynbee, au XXe siècle, les textes qui ont été écrits et les cartes qui ont été dessinées au sujet de la place qu’occupe l’Amérique Latine dans l’ordre mondial ne s’éloignent pas d’une perspective européenne qui se présente comme universelle ».

Traiter des empires, des impérialismes et des résistances en Amérique Latine et dans les Caraïbes soulève immédiatement un problème, à savoir celui de l’application de concepts transversaux à un espace géographique restreint. Des concepts qui, de plus, sont pensés et construits à partir de l’Europe et de son expérience historique globale, c’est-à-dire à partir de son hégémonie. Ce projet de laboratoire junior naît de la volonté de ne pas envisager l’Amérique Latine et les Caraïbes comme de simples objets d’étude auxquels il faudrait appliquer des conceptualisations génériques sur les empires, les impérialismes et les résistances forgées dans les pays du Nord. Il s’agit plutôt de considérer les sociétés de ces espaces géographiques comme des sujets, producteurs d’une pensée critique sur eux-mêmes et sur les phénomènes historiques qui ont façonné leur histoire. Ou encore de dire que nous sommes en présence de lieux d’énonciation d’une pensée critique et de résistance sur les questions touchant aux empires et aux impérialismes. En effet, traiter ces trois concepts dans le contexte latino-américain et caribéen, c’est porter notre attention sur l’histoire large du sous-continent, avant et après la colonisation, une histoire qui est inséparable des dynamiques impériales. Il nous semble donc important de penser l’Amérique Latine et les Caraïbes comme des espaces qui résistent par la théorie et par la pratique, comme des acteurs à part entière qui ont façonné et qui façonnent toujours l’histoire mondiale.

L’objectif du laboratoire junior EIRALC est donc d’accorder une attention spéciale à la production intellectuelle et aux phénomènes historiques tels qu’ils sont pensés par les Latino-américains, attention qui nous semble d’autant plus cruciale du fait du tournant global qui traverse actuellement les sciences sociales [2]. Par « tournant global des sciences sociales » nous faisons référence à la réorientation épistémologique des disciplines qui a lieu depuis les années 2000, après le tournant culturel des années 1990 [3], et qui se propose de repolitiser les objets d’étude en portant sur eux une perspective pluridisciplinaire. Plus particulièrement, ces deux conceptualisations se font en réaction au tournant linguistique des années 1960-1970 qui avait eu pour conséquence le développement d’un point de vue internaliste ou textualiste sur les objets et les phénomènes culturels. Le tournant global nous semble donc présenter un atout important dans le sens où il prend en considération les rapports de pouvoir qui traversent l’histoire culturelle et disciplinaire, mais nous n’en oublions pas pour autant qu’il comporte également un risque : l’homogénéisation ou la prise en considération exclusive de certains phénomènes ciblés ayant une portée prétendument globale ou mondiale. Mettre au devant de la scène la production intellectuelle latino-américaine et caribéenne ainsi que les pratiques impériales, impérialistes ou de résistance qui caractérisent ces espaces géographiques nous semble donc nécessaire pour éviter une telle homogénéisation. En effet, cette dernière se manifeste actuellement par une subalternisation du savoir produit par les Latino-américains qui écrivent depuis l’Amérique Latine [4].

Prendre en compte la production intellectuelle et les pratiques de résistance de l’Amérique Latine et des Caraïbes nous invite à nous interroger sur notre positionnement en tant que jeunes chercheurs qui écrivons et pensons depuis l’Europe. Penser les théories intellectuelles latino-américaines et caribéennes, la résistance — disciplinaire ou pratique — qu’elles impliquent par rapport aux empires et aux impérialismes, c’est donc prendre conscience de la tension qui s’installe entre l’Amérique Latine et les Caraïbes en tant qu’objet d’étude et en tant qu’espace depuis lequel des théories et des analyses sont produites. L’objectif du laboratoire junior est donc de creuser cette tension, de tenter de définir nos propres positionnements par rapport à l’espace géographique qui nous intéresse tout en combinant deux niveaux d’analyse : un niveau épistémologique de définition conceptuelle qui se propose de croiser les apports théoriques européens et latino-américains quant aux empires, aux impérialismes et aux résistances d’une part ; et, d’autre part, un regard sur les pratiques impériales — latino-américaines, européennes, états-uniennes, formelles ou informelles – et de résistance qu’elles soient organisées — mouvements sociaux, révolutions etc. — ou « diffuses » — artistiques, littéraires, linguistiques ou intellectuelles.

Notes

[1MIGNOLO Walter D., La idea de América latina. La herida colonial y la opción decolonial, Barcelone, Editorial Gedisa, 2005, p. 17.

[2CAILLÉ Alain et DUFOIX Stéphane (dir.), Le tournant global des sciences sociales, Paris, Éditions La Découverte, 2013.

[3Le Cultural turn se traduit notamment par la multiplication des cultural studies (minority studies, gay-and-lesbian studies, ethnic studies entre autres). Voir JAMESON Frederic, The cultural Turn. Selected writings on the Postmodern 1983-1998, Londres et New York, Verso, 1998.

[4Sur le débat sur le postcolonialisme en Amérique Latine, voir MORAÑA Mabel, DUSSEL Enrique et JÁUREGUI Carlos (ed.), Coloniality at large. Latin America and the postcolonial debate, London, Duke University Press, 2008.