Définition des concepts et axes de recherche

Empires

Le rapport des sciences sociales européennes aux empires a longtemps été celui d’une subordination : la sociologie, la géographie et l’histoire étaient mobilisées par les puissances coloniales pour justifier leur entreprise de domination [1]. Cette situation s’est ensuite retournée, notamment sous l’influence de la pensée critique d’origine marxiste, subalterniste et postcoloniale.
Selon les historiens Frederick Cooper et Jane Burbank « un empire est une unité politique qui est vaste, expansionniste (ou conservant le souvenir d’un passé expansionniste) et qui reproduit la différentiation et l’inégalité chez les peuples qu’elle inclut » [2].Or, l’expansionnisme comme les processus de différenciation internes aux aires dominées nécessitent également des idéologies de justification dont ont participé certains travaux des sciences sociales à un moment de leur histoire. De cette position de subordination, les sciences sociales ont progressivement évolué vers une approche scientifique plus critique, même si la question de l’influence du lieu d’énonciation des discours savants se pose toujours.
Dans le contexte du tournant global des sciences sociales, et notamment du développement de l’histoire globale, un nombre croissant de travaux historiques sont consacrés aux empires, et beaucoup d’entre eux prennent pour cadre le continent américain, suivant l’exemple du dernier ouvrage de John H. Elliott qui compare les modes d’administration des empires anglais et espagnol [3]. Par ailleurs, nombre d’études se concentrent sur l’Amérique Latine et les Caraïbes à l’ère des révolutions : c’est aux Amériques que la domination européenne a été radicalement contestée et pour la première fois renversée, entraînant une remise en cause des formes impériales de souveraineté [4]. Ainsi, la Révolution de Saint-Domingue qui a donné naissance à Haïti, comme l’émergence de la République de Colombie, sont-elles désormais connues comme des phénomènes majeurs de la naissance de la modernité politique.
Par ailleurs, l’historiographie récente a mis en valeur de nouvelles manières d’appréhender les politiques impériales avant de saisir la complexité des interactions sociales. Aujourd’hui, les notions de « politique de la différence », de « répertoires impériaux » et « d’imaginaire politique impérial » sont désormais indispensables pour comprendre les formes d’agencement de systèmes de gouvernement en perpétuelle évolution.
Sous-continent des émancipations précoces de la domination coloniale, l’Amérique Latine présente aussi la particularité d’avoir connu des formes d’administration impériale à l’époque précolombienne, et d’avoir vu émerger des États se définissant comme des empires à l’époque des indépendances. Notre réflexion n’inclura donc pas seulement les empires coloniaux et la manière dont ils se sont déployés en Amérique Latine et dans les Caraïbes, mais prendra aussi en compte les projets impériaux à centralité latino-américaine : les empires aztèque et inca, ceux qui se sont mis en place au moment des indépendances au Mexique et au Brésil, de même que le débat actuel autour du déploiement d’un « sous-impérialisme » brésilien en Amérique du Sud.

Impérialismes

Le concept d’impérialisme a fait l’objet d’un important débat épistémologique parmi les intellectuels marxistes au début du XXe siècle, alors que l’Europe étendait son emprise coloniale sur le monde. Il s’agissait alors d’interroger les modalités de déploiement du capital dans le monde à travers la domination des puissances coloniales, ainsi que ses conséquences géopolitiques et militaires [5]. Les débats sur les formes de circulation du capital à l’époque moderne et contemporaine ont ensuite été largement reformulés par Fernand Braudel [6] et plus récemment par une ample production scientifique, parfois marquée par la persistance d’une inspiration braudélienne ou marxiste. Ainsi, fortement influencé par l’historien français de l’École des Annales, Immanuel Wallerstein insiste sur le rôle de l’Atlantique dans la constitution d’un système-monde et montre comment la domination du capitalisme européen s’est construite en grande partie à partir de l’or des Amériques et de l’esclavage [7]. Récemment, David Harvey a montré que les logiques d’accumulation du capital étaient toujours à l’œuvre : elles se déploient désormais en priorité dans les villes [8], et ont particulièrement touché l’Amérique Latine dans les années 1980 et 1990.
En Amérique Latine et dans les Caraïbes, les productions intellectuelles relatives à l’impérialisme sont au cœur des processus d’élaboration des savoirs et des discours : la pensée anti-impérialiste joue un rôle-clé dans l’émergence d’un discours latino-américain et caribéen, de l’époque coloniale à nos jours. Ainsi, dès le siècle des Lumières, en réaction à certaines théories qui délégitiment le rôle historique des Amériques, des érudits de Mexico et de Lima écrivent des ouvrages qui mettent en lumière le rôle des empires précolombiens dans l’histoire de l’humanité. C’est ainsi que Francisco Javier Clavijero écrit en 1780 une histoire des civilisations anciennes du Mexique [9].
Puis, à partir des indépendances et jusqu’à nos jours, la structuration d’un discours latino-américain d’émancipation face aux puissances impérialistes s’affirme dans les sciences sociales, la littérature et les arts. Des études récentes ont ainsi pu montrer comment les intellectuels latino-américains élaborent des projets politiques nationaux en opposition au modèle états-unien, particulièrement critiqué pour ses inégalités économiques et raciales internes, comme pour ses prétentions hégémoniques [10].
Le contexte de la globalisation présente un défi pour l’usage scientifique de la catégorie d’impérialisme. Il doit désormais être repensé à l’aune des circulations, des résistances, et les débats des sciences sociales sur les formes d’expansion du capital sont repensés dans un contexte particulier d’émergence du sous-continent latino-américain. Ainsi, les travaux de Ricardo Salvatore, de Walter Mignolo, ou encore de Gilbert Joseph cherchent à refonder l’usage du concept d’impérialisme à partir d’une réflexion sur les apports de la théorie des réseaux et de la recherche postcoloniale [11]. Redéfinie par ces évolutions, l’étude des impérialismes impose désormais une large réflexion sur les différentes formes de résistance dont font preuve les « dominés » dans leur diversité, par exemple face à ce que le linguiste espagnol Juan Carlos Moreno Cabrera définit comme un « impérialisme linguistique panhispanique » [12].

Résistances

Notre projet est d’envisager les formes de résistance aux phénomènes impériaux et impérialistes, qu’elles soient pratiques ou théoriques. Nous devrons donc, comme le propose Ricardo Salvatore, envisager différents « registres de résistance » : sociales, politiques, culturelles, mais aussi différents acteurs de ces résistances. De plus, certains travaux mettent en évidence la nécessité de considérer ces derniers à partir des théories de l’intersectionnalité, particulièrement utiles pour l’étude des espaces « postcoloniaux » [13]. L’ensemble des possibilités qu’offre l’approche de la thématique des résistances a récemment été mise en évidence par l’émergence des « resistances studies ».
L’un de nos objectifs sera d’étudier la permanence de certaines formes de résistance, à travers des époques extrêmement diverses. Leurs continuités sont notamment étudiées par tout un pan radical de la recherche en géographie. Des chercheurs, souvent eux-mêmes d’origine latino-américaine, tels qu’Arturo Escobar [14] ou Boaventura de Sousa Santos [15], assument en effet une posture postcoloniale, qui part du constat que l’influence du passé colonial persiste dans un présent caractérisé par l’hybridation, la domination culturelle occidentale, l’exploitation continue et la domination de la politique internationale [16]. Dans ce contexte, la géographie post-développement cherche à articuler des acteurs et des espaces ignorés ou peu considérés, pour mettre en valeur leurs capacités, leur agency ou capabilities, susceptibles de révéler la complexité des discours et des identités, notamment dans les rapports de domination qui les constituent. Ce mouvement propose ainsi une déconstruction de l’opposition Nord/Sud, et traite donc à contre-courant des problématiques de fragilisation des populations et de fragmentation territoriale. Que ce soit à travers une analyse des relations entre globalisation et territoire ou à travers un questionnement sur les catégorisations épistémologiques, ce champ scientifique offre de riches clés d’analyse sur les interactions entre impérialisme, pouvoir, formes et enjeux des résistances en Amérique Latine.
L’une des particularités du sous-continent latino-américain et des Caraïbes est aussi l’intense réflexion de ses intellectuels sur les formes de résistance qui y sont à l’œuvre. En littérature, parmi les multiples auteurs ayant abordé ces thématiques, nous pouvons évoquer des écrivains aussi novateurs que Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes, Edouard Glissant et plus récemment, depuis un féminisme critique, Laura Restrepo. Ainsi Gabriel García Márquez propose-t-il une réflexion sur l’histoire, la mémoire et l’oubli des luttes à travers l’épisode de l’écrasement de la grève de la bananeraie dans Cent ans de solitude. D’Edouard Glissant nous pouvons notamment retenir sa réflexion sur l’ « antillanité » et la « politique de la relation », qui permet d’envisager une création culturelle issue de la situation coloniale et esclavagiste, afin d’affirmer une nouvelle identité métisse. De même, dans le domaine des arts plastiques, l’œuvre critique de Marta Traba nous éclaire sur différentes formes de résistance développées par les artistes depuis le début du XXe siècle, et sur les postures qu’ils peuvent adopter, dans les années 1960-1980, face à l’invasion culturelle états-unienne [17]. La condition singulière de l’intellectuel latino-américain et caribéen dans son rapport au politique, et les particularités des situations d’énonciation qui en découlent sont au cœur d’intenses démarches réflexives parmi les penseurs du sous-continent, dont l’un des exemples les plus emblématiques reste l’œuvre d’Ángel Rama [18].
Nous souhaitons également nous appuyer sur une longue tradition historiographique, aujourd’hui en plein renouvellement, qui porte sur l’histoire des Indiens face à la conquête et sur les rébellions spécifiquement indiennes (ou présentées comme telles) dans le système colonial [19]. Depuis l’ouvrage fondateur de Nathan Wachtel [20], les tendances historiographiques oscillent souvent dans un jeu d’échelle entre perspective globale et micro-histoire. Or l’échelle sous-continentale nous semble à bien des égards des plus pertinentes pour considérer un phénomène tel que le mouvement indien, mais aussi le mouvement paysan, entre autres formes de mobilisation collective, dont les dernières ramifications internationales en Amérique Latine font aujourd’hui l’objet de nombreux travaux .

Notes

[1Voir sur ce sujet l’ouvrage de SINGARAVELOU, Pierre (dir.), 2008, L’empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation XIXe-XXe siècle, Paris, Belin, coll. « Mappemonde », 2008.

[2COOPER, Frederick et BURBANK, Jane, Empires in world history. Power and the politics of difference, Princeton, Princeton U.P., 2010.

[3ELLIOTT, John H., Empires of the Atlantic World, Britain and Spain in America 1492-1830, New-Haven et Londres, Yale U.P., 2006.

[4ADELMAN, Jeremy, Sovereignty and Revolution in the Iberian Atlantic, Princeton, Princeton U.P., 2006.

[5Le débat se concentre alors autour des ouvrages suivant : HILFERDING, Rudolf, Le capital financier, Paris, Editions de Minuit, 1970 [1909] ; LUXEMBURG, Rosa, L’accumulation du capital, Paris, Maspéro, 1967 [1913], LENINE (OULIANOV, Vladimir Ilitch), L’impérialisme stade suprême du capitalisme, Paris, Le Temps des Cerises, 2001 [1913].

[6BRAUDEL, Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : XVe-XVIIIe siècle, vol.2, Les jeux de l’échange, Paris, Armand Colin, 1979 et également Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, 1993.

[7WALLERSTEIN, Immanuel, The Capitalist World-Economy, Cambridge, Cambridge U.P., 1979.

[8HARVEY, David, Social justice and the city, Athens, Georgia U.P., 2009.

[9CLAVIJERO, Francisco Javier, Storia Antica del Messico, Venise, 1780-1781.

[10Voir notamment : PITA GONZALEZ, Alexandra et MARICHAL SALINAS, Carlos, Pensar el antiimperialismo. Ensayos de historia intelectual latinoamericana, 1900-1930, Mexico D. F., Colegio de Mexico, 2012.

[11SALVATORE, Ricardo (coord.), Culturas imperiales. Experiencia y representación en América, Asia y Africa, Rosario, Beatriz Viterbo Editora, 2005.

[12MORENO CABRERA, Juan Carlos, Los dominios del español, Guía del imperialismo lingüístico panhispánico, Madrid, Euphoria Ediciones, 2014.

[13On peut consulter l’article de JAUNAIT, Alexandre et de CHAUVIN, Sébastien, « Représenter l’intersection. Les théories de l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales », Presses de Sciences Po, Revue française de science politique, 2012/1 - Vol. 62, pp. 5-20.

[14ESCOBAR, Arturo. Encountering development : the making and unmaking of the thirld world, Princeton, Princeton University Press, 2011.

[15DE SOUSA SANTOS, Boaventura, Una epistemología del Sur. La reinvención del conocimiento y la emancipación social, Paris, Ed. CLACSO y Siglo XXI, 2009.

[16RONBINSON, Jenny, « Postcolonialising geography : tactics and pitfalls », Singapour Journal of Tropical Geography, n° 3, pp. 273-289.

[17TRABA, Marta, Dos décadas vulnerables en las artes plásticas latinoamericanas, 1950-1970, Mexico, Ed. Siglo XXI, 1973.

[18RAMA, Ángel, Transculturación narrativa en América latina, Mexico, Siglo XXI, 1982 ; ou : La ciudad letrada, Mexico, Folios Ediciones, 1984.

[19Comme l’œuvre récente de WALKER, Charles, The Tupac Amaru Rebellion, Cambridge, BelknapPress/ Harvard University Press, 2014.

[20WACHTEL, Nathan, La Vision des Vaincus – Les Indiens du Pérou devant la Conquête Espagnole (1530- 1570), Paris, Gallimard, 1992 [1971].