Biomécanique du style

A propos de la série de photographies « Correct postures for housework » (années 20) issues de la collection #23-2-749 du fonds New York State College of Home Economics Records (Cornell University).

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Le département d’écologie humaine de l’Université Cornell (Ithaca, état de New York) met à la disposition des chercheurs les archives du « Département d’économie domestique » (College of Home Economics) qu’il est venu remplacer à la fin des années soixante.

Sociologiquement, ce large fonds documentaire est intéressant pour lui-même : on y trouve des documents administratifs sur l’organisation, le public, les enseignements. Mais une petite partie des collections consiste aussi dans les supports de cours eux-mêmes – des documents qui nous parlent donc au moins autant de la vision du travail (et de l’application) que de la condition féminine, ne serait-ce que parce que ces deux problématiques sont liées.

Des images

Parmi ces supports de cours, plusieurs séries de photographies visent à montrer aux étudiantes les postures correctes à adopter pour réaliser différents travaux domestiques. En général, ces photos sont très didactiques : couplées en deux clichés (l’un représentant la "posture correcte", l’autre la "posture incorrecte"), elles sont fortement mises en scène, figées dans un décor réaliste et des attitudes se voulant naturelles.

Un exemple tout à fait représentatif :

bien / pas bien.

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C’est donc d’abord esthétiquement que la série DD-HEM-13 à 17 tranche avec tout le reste.
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(cliquer sur une vignette pour faire défiler l’album ; sinon pour une version HD, ouvrir les images dans un nouvel onglet via le menu clic droit)

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Il s’agit d’une série de cinq clichés où les enseignantes du département réalisent les mêmes démonstrations, mais cette fois-ci en posant pour un magazine de mode. En voici la légende : « Series of photographs taken of Miss Ruth Kellogg demonstrating correct postures for various forms of housework. Photos taken by Troy for Delineator Magazine (1869-1937). No date given, but Miss Kellogg was at Cornell in 1921-1926. Item 13 has Martha Van Rensselaer and an unidentified woman holding up a rug in the background. »
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Un magazine de mode : quelques exemples de couvertures du Delineator au cours de l’année 1930

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Des questions

Il y aurait beaucoup de questions factuelles auxquelles soumettre un tel matériau : pour quel projet éditorial ces photos ont-elles été réalisées ? Quels sont alors les rapports entre les organes de la presse féminine et ces établissements d’enseignement ? [1] Qui a eu voix au chapitre concernant les partis pris de mise en scène ?, etc – et mettre ainsi le fonds documentaire à la disposition des chercheurs laisse espérer qu’il y aura des réponses un jour.

Mais en attendant ces photos peuvent aussi faire l’objet d’une discussion interdisciplinaire axée (en l’occurrence) sur le problème de l’application. Les questions sont alors moins factuelles car l’essentiel est alors de voir ce que le débat interprétatif révèle de ce qui se joue dans la situation dépeinte :

- Qu’est-ce qu’on perd / qu’est-ce qu’on gagne comme information en passant ainsi de la photo didactique à la photo esthétique ?
- Sur quelles émotions le medium photographique joue-t-il pour faire passer son message dans l’un et l’autre cas ? Et inversement : qu’est-ce que la (plus ou moins grande) liberté interprétative laissée au spectateur lui permet de ressentir devant ces deux séries d’images ?
- Quelle idée préconçue de la tâche suppose-t-on évidente dans chacun des deux cas ?
- Quels sont les critères au nom desquels la posture illustrée est déclarée "correcte" ? Sont-ils vraiment identiques dans les deux cas ?
- Comment l’une et l’autre façon de mettre en scène le travail présentent-elles la situation où le protagoniste respecte la consigne ?

Des possibilités d’interprétation

Bien sûr le mélange des genres peut paraître bizarre : traiter des modèles pédagogiques aussi ambigus comme des gravures de mode, c’est presque faire des campagnes publicitaires Benetton avant l’heure. Est-ce qu’on informe ? – mais alors pourquoi cette mise en scène savamment négligée, pourquoi ces jeux de lumière parfois à la limite du gratuit ? Est-ce qu’on sublime ? – mais alors pourquoi cette insistance sur la norme de posture "correcte", pourquoi faire poser explicitement les enseignantes ? Est-ce qu’on flatte ? – mais alors pourquoi cette grandeur austère qui tranche tant avec l’intérieur petit-bourgeois des clichés précédents, pourquoi cette neutralisation des décors et des vêtements ?

Bien sûr les toiles tendues en fond servent à augmenter les contrastes dans les zones où se concentre à chaque fois la moralité de l’histoire : un dos bien droit, des bras à la juste distance du plan de travail, des genoux parfaitement pliés, une nuque tendue sur des épaules relâchées… Si le résultat ressemble à du Vermeer, la production de ces images n’est – forcément – pas désintéressée ou pure d’arrière-pensée idéologique. Mais l’intention qui gouverne le mode de représentation est devenue beaucoup moins caricaturale avec le changement de cadre : pourquoi l’attitude évoque-t-elle si fortement un port altier et une détermination lucide là où – deux ans plus tôt – les clichés didactiques semblaient ne vouloir charrier que la modestie consciencieuse qui sied à une femme dans le milieu dont le public est issu ?

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Tout ce « mystère », une étude sociologique pourrait bien le dissiper – et ce serait un gain, tant pour la connaissance des mécanismes par où passe l’aliénation que pour la promotion de ceux par où passe l’émancipation. Mais avant cela, un tel mystère est déjà intéressant, son existence même nous rend déjà sensible à quelque chose d’important : le fait qu’il puisse y avoir là mystère montre que, dans la réalisation de tâches – aussi simples et triviales soient-elles (ranger ce qui traîne, faire la vaisselle, laver les carreaux, passer le balais, éplucher des légumes) – il y a déjà de la place pour plusieurs manières de s’y prendre qui ne s’équivalent pas toutes.

Mieux : toute la série des petites différences qui séparent la "représentation esthétisante" de la "représentation édifiante" semble suggérer qu’il y a plusieurs critères possibles pour hiérarchiser entre elles ces différentes manières de faire. Autrement dit : à l’époque où Henry Ford applique (avec le succès et le coût humain qu’on connaît) la doctrine taylorienne du « the one best way », ces photos revendiquent au contraire la diversité des critères d’évaluation possibles pour une même pratique en transposant celle-ci du manuel de cours au magazine de mode. [2]
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Peu importent donc pour l’instant les réponses aux questions qu’un tel mélange des genres suscite. L’essentiel est que le mixte de plaisir esthétique et de malaise face aux connotations suscite effectivement des questions.

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P.-S.

Pour consulter l’ensemble des archives du College of Home Economics, on peut au choix parcourir l’arborescence des thèmes sur le site institutionnel ou bien feuilleter directement les albums via leur page Flickr. La page d’accueil de la collection propose également un module de recherche.

Notes

[1Par exemple Martha van Rensselaer, qu’on voit sur une photo, est la directrice du département et a publié un article "The making of a better home" dans le numéro de juin 1924 du Delineator ; Ruth Kellogg, qui pose ici, publie dans le même numéro un article intitulé "Getting Ready for Summer".

[2Il y a des normes sociales dans l’un comme dans l’autre, celles-ci sont plus ou moins explicitées en consignes dans l’un comme dans l’autre, elles sont facteur tout à la fois d’aliénation et d’émancipation dans l’un comme dans l’autre : entre ces deux univers, la différence se marque surtout dans les valeurs qui, de part et d’autre, motivent et sanctionnent la conformité aux normes dans les manières de faire. En l’occurrence : selon la description (ou le mode de représentation), suivre les règles posturales peut trahir ou exprimer la docilité aussi bien que la hauteur, la réserve aussi bien que la prestance, un caractère guindé aussi bien qu’un corps sûr de ses droits.

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