[14/03/18] Table-ronde "Théâtre et migrations"

Camille et Hasna, membres du laboratoire, introduisent cette table-ronde. Le questionnement est celui du rôle que peut avoir le théâtre dans un contexte social et politique de « crise migratoire ». Quel imaginaire peut-il être amené à créer ? Y aurait-il une position militante et/ou esthétique spécifique à adopter ?

Les participantes au débat sont Pauline Rousseau, de la Compagnie Waninga, accompagnée d’Ousmane, migrant récemment naturalisé, qui est comédien dans sa pièce intitulée « C’est quoi le problème » ; Myriam Garbi, de la Compagnie L, qui a réalisé une représentation de son spectacle pour enfants « Lili la bagarre » après la table-ronde et Géraldine Bénichou, du Théâtre du Grabuge.

Pauline Rousseau revient tout d’abord sur l’enjeu de politiser collectivement la question de la place des migrant.es dans notre société, en critiquant la politique d’accueil menée par le gouvernement français. Sa pièce, née d’un atelier-théâtre avec des migrant.es, revient sur les différentes temporalités de la migration vers l’Europe, des rêves de départ aux démarches administratives de l’arrivée. Ousmane insiste sur l’apport émotionnel que lui procure cette expérience théâtrale. La troupe est pour lui une véritable famille. Il est heureux de pouvoir donner une autre image du vécu des migrant.es. En effet, évitant l’approche victimaire, Pauline Rousseau revendique une visée de sensibilisation du grand public. Le but est de croiser l’intime et le politique, par l’intermédiaire d’improvisations, à partir de la trame narrative du processus migratoire. Cependant, l’enjeu esthétique n’est pas premier. La pièce est en définitive assez drôle, tout en portant sur des problématiques essentielles, comme celle des valeurs que la République française est censée incarner, mais qui ont une autre facette dans la réalité.

Ensuite, Myriam Garbi explique tout d’abord qu’elle est sensibilisée à la question de la défense des droits des migrant.es, sans être pour autant une militante. Sa pièce porte sur la problématique des enfants qui risquent l’expulsion du territoire français. Elle met l’accent sur sa biographie (double culture franco-marocaine) et la différence renvoyée par le regard des autres. Elle pense que le théâtre n’a peut-être pas forcément pour objectif de révolutionner le monde, mais que la sensibilité qu’il procure fait que nous sommes peut-être plus sensibles aux choses qui nous entourent. « Nous allons parler du monde tel qu’on le perçoit, sans pour autant en faire un manifeste », explique-t-elle. Représentée peu de temps après les attentats de Paris, elle ajoute que sa pièce fait acte de catharsis. Myriam Garbi se déplace dans les salles de classes et la pièce entre en résonnance avec les vécus des enfants.

Pour elle, les spectacles qui seraient destinés seulement à un jeune public n’existent pas. Ils doivent s’adresser à tous, avec plusieurs niveaux de lecture, pour permettre un dialogue entre les différentes générations. Les artistes du théâtre sont, selon elle, des raconteurs d’histoire, ils peuvent aborder des thématiques difficiles mais de manière légère, drôle, comme l’a montré le spectacle « Tous des oiseaux » de Wajdi Mouawad. Sa pièce apporte un message d’espoir et d’amour et elle affirme que c’est en essayant de vivre ensemble que les choses avanceront.

Pauline Rousseau revient sur la nécessité de se rendre compte que nous sommes des privilégié.es, par rapport à d’autres parties du monde, notamment par le fait que nous pouvons nous déplacer sans beaucoup de restrictions. Elle veut aussi revenir sur ce qu’est l’immigration choisie : tous ces migrant.es qui pendant la guerre et la reconstruction ont aidé l’État français. Cette sélection se poursuit aujourd’hui encore avec comme cible les personnes qualifiées, ou encore les footballeurs. Elle dénonce un colonialisme symbolique présent dans notre pays, qui consiste à faire comprendre que, sur une échelle des valeurs, le Blanc est au-dessus. La France n’a, pour elle, aucun intérêt à développer l’Afrique, car la corruption des élites lui permet de peser sur la scène internationale. Ousmane ajoute qu’il est difficile de faire comprendre à quelqu’un qui vit en Afrique et qui souffre de la faim, qu’il ne pourra pas profiter d’une meilleure situation en Europe. Rien qu’être smicard ici c’est pour nous un grand symbole de réussite, explique-t-il. Répondant à une question venant du public, Ousmane précise que le théâtre est pour lui un divertissement, mais qui permet aussi une sensibilisation personnelle sur la chance qu’il a d’être Français.

Pour Pauline Rousseau, l’échange avec le public n’a pas pour vocation de tout expliquer, il faut aussi que la pièce fasse naître chez le spectateur l’envie de se documenter davantage par la suite. Elle prend comme exemple la scène ubuesque des tests osseux menés par l’administration française pour déterminer l’âge des migrant.es et qui contribuent à porter atteinte à la bonne prise en charge des mineur.es. Sa pièce n’est pas une tribune politique, mais c’est un spectacle politique.

Myriam Garbi précise que sa démarche est militante, mais qu’elle ne se définit pas comme militante, car elle considère que d’autres personnes sont plus spécialistes qu’elle pour porter cette parole dans les discours. Cependant, le théâtre a une portée politique, c’est un miroir de la société, il permet d’aider à faire réfléchir sur celle-ci.

L’idéal, pour Pauline Rousseau, est de jouer face à un public mixte, composé de migrant.es et de Français.es. Elle met en garde contre les opportunistes qui se serviraient des migrant.es pour faire du théâtre (ce serait un thème à la mode), sans avoir de réelle implication militante sur la question.

Une personne du public explique qu’elle a trouvé très intéressant le fait que les acteur/trices jouent plusieurs rôles dans sa pièce (migrant, passeur, fonctionnaire, professeur), ce qui permet de mettre à distance leur propre histoire. Ousmane répond qu’il a effectivement été, par ce jeu, dans la peau de ceux qui mettent des obstacles. Un homme du public trouve cela d’autant plus intéressant que c’est un rare cas où le dominé joue le dominant, alors que c’est traditionnellement l’inverse dans l’histoire (les hommes jouaient les femmes en Grèce ancienne, les Blancs jouaient les Noirs dans les films américains du début du XXe siècle…). Il demande cependant s’ils arrivent à éviter l’écueil de la caricature et du témoignage. Pauline Rousseau répond que les récits sont construits par les comédiens depuis plus de deux ans, que certains ne sont plus là aujourd’hui, mais que leurs histoires continuent à être jouées. Ainsi, elle pense éviter celui du témoignage. Pour celui de la caricature, elle pense que c’est au public de donner son ressenti.

Géraldine Bénichou décrit son travail à partir de l’Odyssée d’Homère, grand récit fondateur de notre culture auquel elle a incorporé les récits des gens qu’elle a rencontré. L’œuvre se construit avec des professionnel.les et des amateur/trices. Cependant, comme le rappelle Pauline Rousseau, c’est un vrai problème de savoir comment salarier des personnes (le droit français oblige une compagnie à salarier un.e comédien.ne qui ferait plus de six représentations sur une année) qui n’ont pas de papiers. Cela leur permet, toutefois, de montrer qu’illes se sont investi.es dans la société dans laquelle ils ont migré. Par ailleurs, cela l’oblige Géraldine Bénichou à réinventer la forme du théâtre, pour trouver une manière de faire coexister les compétences d’acteur/trices professionnel.les et amateur/trices. Un autre de ses spectacles traitait de l’exil avec des récits en huit langues différentes. Elle considère que la migration est une histoire collective qui appartient à tous, que cela fait aussi partie de notre patrimoine. La force du théâtre est, pour elle, le fait de pouvoir dire sur scène des choses qu’on ne pourrait pas dire ailleurs. Certaines femmes ont ainsi quitté leurs foulards dans ce lieu protecteur.

L’atelier d’écriture consiste en la rencontre entre la metteuse en scène et la personne qui fournit son témoignage. Géraldine Bénichou ne se pose pas la question de la légitimité qu’elle aurait à s’emparer d’un tel propos, mais plutôt de la problématique de la reproduction des rapports de domination dans les théâtres, majoritairement aux mains d’hommes blancs de 50 ans. Peu de femmes, hormis Ariane Mnouchkine, ont pu se faire entendre. Pour elle, l’art est un outil de transformation sociale, il n’y a pas de séparation entre l’esthétique et la politique. Elle conseille les livres du philosophe Jacques Rancière (par exemple, Le spectateur émancipé, La Fabrique Editions, « Hors collection », 2008), qu’elle a découvert récemment, pour approfondir cette problématique. Une communauté émancipée est une communauté de conteurs et de traducteurs. Sa communauté est éphémère sur scène, et modeste face aux représentations des mass media qui ethnicisent les questions sociales, mais elle essaye justement de dire ce qu’on ne dit pas, d’être les conteurs et traducteurs de notre réalité.

Un des bonheurs du théâtre est de ne pas avoir à savoir si ce qu’on raconte est vrai ou non, rappelle Pauline Rousseau. Mais cela reste important d’aborder les migrations sur scène. La question de la légitimité est pour elle cruciale. Il faut toujours se demander, au moment de prendre la parole, quelle est la personne à qui on l’enlève. Le théâtre est dans la cité, on ne peut pas dissocier l’esthétique de la politique, les rapports de domination se voient sur un plateau (voir le test de Bechdel sur la représentation des femme dans les pièces de théâtre). Même si il reste très difficile d’apprendre à se déconstruire et à déconstruire nos stéréotypes et les formes de dominations dans lesquelles nous sommes inséré.es (voir Loin de Delft, de Samuel Pivo).