[18/05/17] Table ronde "Genre et migration"

Avec Nadia Mounchit et Laure Sizaire

Cette première table-ronde se propose d’illustrer, par deux exemples de recherche en cours, l’interaction fructueuse des études sur le genre et des études migratoires. Nos deux invitées s’intéressent à la manière complexe dont les migrations internationales entraînent, à l’échelle individuelle, des réaménagements dans la manière de faire couple. Doctorantes en sociologie, elles travaillent notamment à base d’entretiens biographiques. Nadia Mounchit questionne l’émancipation des femmes par le travail en se basant sur une quarantaine d’entretiens avec des femmes immigrées d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, toutes installées en France depuis au moins dix ans. Laure Sizaire s’intéresse quant à elle aux impacts genrés de la globalisation du marché matrimonial via l’étude de couples franco-post soviétiques formés depuis les années 1990. Chacune à leur manière, ces deux interventions s’inscrivent pleinement dans nos questionnements d’ordre catégoriels et terminologiques.

La communication de Nadia Mounchit s’articule ainsi autour d’une remise en cause du terme "d’émancipation". Celui-ci suppose en effet un affranchissement plein, libre et définitif d’une autorité ou d’un pouvoir. La doxa associant migration et émancipation recouvre alors de fait un nombre de postulats contestables : le passage des femmes migrantes d’un statut de domination dans les pays de départ (souvent des pays du Sud) à une situation de pleine liberté dans les pays d’arrivées (souvent des pays du Nord) ou encore leur libération de toute contrainte dans les pays d’arrivées. Or, il est évident que si émancipation il y a pour les femmes migrantes, il s’agit d’un processus long – parfois antérieur à la migration – souvent discontinu et qui ne signifie jamais, en tous cas, l’affranchissement complet de toute contrainte. C’est pourquoi la chercheuse préfère à ce terme "d’émancipation" celui d’autonomisation, plus à même de décrire « l’élargissement des espaces de décision et d’agir » des femmes migrantes qui peut, ou non, découler de leur installation en France.

Nadia Mounchit défend que ce processus d’autonomisation n’est que peu corrélé aux motifs de départ des femmes migrantes. Les migrations par « regroupement familial » ne sont ainsi pas moins propices à l’autonomisation des femmes concernées que les migrations professionnelles ou estudiantines. Les effets de la migration sur les rapports de pouvoir entre les sexes sont contrastés en fonction de multiples variables, dont la plus importante semble celle du travail. Au cours des entretiens biographiques menées par la chercheuse, le travail apparaît comme lieu de désillusion et de réajustement contraint mais aussi un lieu d’ouverture et d’opportunité d’autonomisation. Le travail, comme le cadre migratoire de manière général, apparaît comme un endroit de contradiction en ce qui concerne l’autonomisation des migrantes. Par ailleurs, l’autonomisation par le travail, n’entraîne pas une autonomisation dans la sphère privée. Dans de nombreux cas, l’autonomie nouvelle acquise par le travail ne rejaillit pas dans la sphère privée, par un investissement plus important du conjoint dans les tâches domestique par exemple.

Ces réajustements des rôles de genre au sein des couple est justement l’objet de l’intervention de Laure Sizaire. La chercheuse organise sa réflexion autour du concept de « globalisation du marché matrimonial ». Celui-ci désigne l’augmentation quantitative des mariages internationaux depuis les années 1990. Cette augmentation se double d’un changement qualitatif, ces mariages étant d’avantage exogamiques que par le passé. La chercheuse s’intéresse plus précisément aux effets de genre de cette globalisation du marché matrimonial. La pratique de l’entretien biographique sur une population de trente conjoints et trente conjointes franco-post soviétiques permet à Laure Sizaire d’observer finement les arrangements genrés à l’œuvre dans ces couples transnationaux. Ces couples franco-russes, franco-ukrainiens, franco-bélarusses sont composés en écrasante majorités de conjoints français et de conjointes post-soviétiques. A partir de leurs témoignages, Laure Sizaire postule que la globalisation du marché matrimonial n’entraîne pas automatiquement un durcissement des rapports sociaux de genre. En effet, selon plusieurs paramètres, les couples internationaux vont adresser différemment ces questions de genre. La modalité de rencontre des conjoints transnationaux, qui pourrait paraître déterminante, n’a que peu d’impact sur la renégociation des rapports sociaux de sexes au sein du couple. Deux variables sont en revanche tout à fait significatives : le « capital de mobilité international » des femmes et le pays d’installation du couple.

Le « capital de mobilité international » désigne, pour la chercheuse, le temps passé hors de leur pays d’origine (de préférence en Europe) par ces femmes, avant leur rencontre avec leur conjoint français. L’expérience – même limitée - d’un autre système de genre confère à ces femmes une « capacité d’action dans le pouvoir de comparaison ». Ces femmes à fort capital de mobilité, critiques par rapport aux systèmes de genre qu’elles observent dans leur pays d’origine, impulsent au sein de leur couple un modèle de genre innovant. Souvent, leur conjoint est souple par rapport à ces questions, prêt à ne pas se conformer au modèle normatif dans lequel il a été socialisé. Par ailleurs, ces couples sont installés dans la mobilité, vivant en France ou dans le pays d’origine de la conjointe selon les opportunités du moment. A l’inverse, au sein des couples où les femmes ont un faible capital de mobilité international, les réajustements genrés qui s’opèrent entre les époux visent à adapter leur socialisation de genre aux normes en vigueur dans le pays de résidence.

Ces deux modèles permettent d’appréhender plus finement la catégorie des « mariages mixtes ». Laure Sizaire explique, lors du temps d’échange, sa difficulté à inscrire ces couples franco-post-soviétiques dans les catégories déjà existantes dans les études migratoires. La catégorie analytique de life style migrants lui paraît néanmoins intéressante. D’autre part la variable de « capital de mobilité international » semble pouvoir être prise en compte pour d’autre couples – mixtes ou non – en situation de migration. Nadia Mounchit explique ainsi que la simple visite de proches restées au pays à des des couples installées en France peut rejaillir sur les relations de couple des visiteurs, de retour dans leur pays d’origine.

Cet après-midi aura donc été l’occasion de souligner le caractère non linéaire des migrations, dans tous les domaines. Les migrations internationales sont un jeu d’allers-retours entre plusieurs pays, plusieurs sociétés, plusieurs cultures et donc entre plusieurs normes de genre. Il n’y a pas de modèle simple, s’appliquant à toutes les migrations d’une même aire géographique. L’émancipation des femmes du « Sud » venant s’installer au « Nord » est tout aussi infondée que le prétendu traditionalisme des couples franco-post-soviétiques. La migration agit de manière différenciée sur les individus selon un ensemble de variables difficile à inférer avant d’avoir étudié finement une population par des entretiens biographiques. Pour autant, le travail conceptuel et les modélisations proposées par les chercheuses, ont une portée beaucoup plus large. Ils enrichissent la boîte à outil conceptuelle nous permettant de comprendre l’incidence complexe et réciproque des rapports de genre et de la migration.

Plus d’informations sur les travaux des intervenantes :
- http://www.centre-max-weber.fr/Mounchit-Nadia
- http://www.centre-max-weber.fr/Sizaire-Laure

Voir en ligne : https://www.facebook.com/events/202…