Synthèse de la journée d’étude

Les huit interventions de cette journée d’étude ne sauraient être réduite à une synthèse de quelques lignes ou même de quelques pages. C’est pourquoi nous avons choisit de rendre accessible sur notre site la captation de l’entièreté de la journée.

Néanmoins, au-delà des spécificités thématiques et spatio-temporelles de chacune des contributions, un certain nombres de « pistes » de réflexion ont émergé de cette journée d’étude. Ces pistes - qu’il s’agisse d’élément de réponse à nos questionnement initiaux ou de renouvellement, de réorientation de ces derniers – seront autant de guides pour nos travaux futurs, en particulier pour la réalisation d’un dictionnaire critique des migrations. Il nous a donc semblé important de rassembler et plus encore de partager ces réflexions « à mi-parcours ».

1. Catégoriser ou fabriquer des étranger.ères

Un premier constat émerge de cette journée d’étude : l’omniprésence des catégories et en particulier des catégories administratives. Ces catégories ne fabriquent pas seulement un imaginaire social des étranger/ères elles fabriquent aussi, directement, les étranger/ères qu’elles décrivent.

La catégorie a en effet une traduction pratique, concrète qui contraint la personne catégorisée à l’intérieur du cadre juridique qui lui est assigné. L’exemple le plus parlant à cet égard est sans doute celui de la catégorie administrative des « étrangers en situation irrégulière » développé par Stéphane Le Courant. L’anthropologue montre comment la menace de l’expulsion qui pèse sur ces étrangers « sans-papiers » pèse sur leur vécu de l’espace public – lieu par excellence du danger où il faut voir sans être vu, être aux aguets en simulant le détachement – mais aussi sur leur relations intimes – toujours suspectées d’être intéressées dans le but d’obtenir des papiers – et bien entendu sur leurs corps, enfermés et menottés pendant les périodes de rétention administrative. Les étrangers sans-papiers sont ainsi sans-cesse rappelés à leur assignation administrative, assignation qu’ils finissent par intérioriser, se représentant eux-même comme clandestin.es, comme irréguliers.

2. L’État au prisme des mots de la migration

Jusqu’alors, les activités du laboratoire se sont peu concentrées – ou de manière sporadique – sur le rôle de l’État dans les problématiques qui sont les nôtres.

La journée d’étude a pourtant rappelé à plusieurs reprises qu’on ne pouvait pas faire l’économie d’une pensée globale de l’État pour comprendre les processus de catégorisation et de représentation des migrant.es et des migrations qui ont court aujourd’hui. Il nous faudra à l’avenir nous inscrire d’avantage dans le sillage d’Abdelmalek Sayad et de sa « pensée d’Etat ». L’État-nation impose en effet la première des catégories qui nous intéresse, celle d’étranger. C’est encore l’État, ou le supra-état, l’Union Européenne, qui en définit les déclinaisons et cela dans un projet global, dont la gestion du fait migratoire n’est qu’un des révélateurs. En d’autres termes, nous devons garder à l’esprit que la catégorisation des étranger/ères et les politiques publiques qui en découlent nous disent autant l’État qu’elles ne disent l’étranger.

Il faudra aussi penser ce rôle ambigu de l’État envers les étranger/ères qu’il menace autant qu’il protège. A cet égard, l’exemple du camp de la Porte de la Chapelle développé par Léopoldine Manac’h, qui se veut à la fois centre humanitaire et centre de tri, est tout à fait représentatif. Cette ambiguïté a également été relevée dans d’autres interventions. Florent Chossière a montré comment l’obtention d’un statut protecteur, celui de réfugié, passe par le processus de demande d’asile qui violente les réfugiés homosexuel. Stéphane Le Courant émet pour sa part l’hypothèse que cet dualité de l’État est en elle-même une stratégie de gestion des populations, qui, en rendant l’avenir des étranger/ères incertain, endigue voire empêche les installations sur le territoire national.

3. Des catégories mondialisées / transnationales ?

Les interventions de Cristina del Biaggio et plus encore de Gilles Gauthier ont permis de comparer spatialement ces catégories et les politiques publiques qui en découlent. Cristina del Biaggio a plusieurs fois évoqué les situations suisses et italiennes tandis que Gilles Gauthier a proposé une contribution sur le cas canadien. Il est ainsi intéressant de constater qu’il existe un dispositif comparable au règlement de Dublin II dans l’espace nord américain. En effet, un accord liant les États-Unis et le Canada, l’Entente sur les tiers pays sûrs, stipule que les migrants doivent demander l’asile dans le premier pays de la région qu’ils traversent. De même, le rallongement de la durée de la détention administrative à 90 jours tel que prévu par la loi « asile immigration » peut-être vue comme un « alignement » sur les standards suisses où la détention administrative peut durer jusqu’à 18 mois.

Ces deux exemples doivent nous conduire à réinterroger la place de la France et plus largement de l’Europe dans ces processus de catégorisation des étranger/ères. Peut-on dire que les catégories d’étrangers sont mondialisées ou transnationales ? Où, quand, comment et via quels acteur/trices s’opèrent ces transfères catégoriels ? S’agit-il d’un phénomène récent ? Est-il concomitant de la multiplication des murs frontaliers observée à l’échelle du globe, entre les année 2000 et 2010, par la chercheuse Elizabeth Viallet ? Surtout, comment comparer des catégories opérant dans deux pays – donc au sein de deux systèmes juridiques et administratifs - différents ?

Le comparatisme spatial doit aussi nous permettre d’éclairer les usages catégoriels spécifiques de différent.es acteur/trices ou groupe d’acteur/trices. La discussion qui a suivi la table-ronde « Le poids des stéréotypes et des amalgames dans le traitement médiatique des migrations » a mis au jours des différences d’éthos journalistique en France et au Québec qui conduisent à des usages différenciées des catégories d’étranger/ères. Ainsi, quand dans une situation de « crise », la dénomination des migrant.es fait débat dans la presse québecoise, il semble qu’elle soit peu questionnée par les journalistes français.es qui s’en tiennent, sur le long terme, à quelques dénominations recouvrant elles-même quelques figures bien identifiées.

4. Critiquer, déconstruire

La confusion, « l’emmêlement » des dénominations semble en revanche une caractéristique commune des débats publics français, canadiens et italiens comme l’ont souligné les diverses interventions. Les expressions « faux réfugiés » ou « réfugiés illégaux » sont ainsi également monnaie courante outre-atlantique, bien qu’elles n’aient aucun fondement juridique.

Face à cette confusion, entretenue par la classe politique et (volontairement ou non) par certains médias grands public, le rôle des chercheur/euses est bien entendu de critiquer les mots en usages, de mettre au jour leur non-dits, leur sens réducteur voir leur non-sens. L’intervention d’Alexandra Galitzine-Loumpet souligne que ce passage au crible de la critique ne doit pas épargner le vocabulaire militant. Si ce dernier peut paraître décrire plus justement la réalité du quotidien des migrant.es, il est néanmoins chargée idéologiquement, comme l’a montré la déconstruction du terme de « jungle », opérée par l’anthropologue dans son intervention.

Mésuser des mots, c’est aussi utiliser un vocabulaire « hérité » sans questionner son étymologie. En fait, il semble que ce soit moins le lexique de la migration lui-même qui pose problème mais son utilisation non problématique.

5. Réactiver, repolitiser

Ainsi, l’urgence ne serait pas tant de fabriquer un nouveau lexique plus neutre ou mieux adapté mais bien de déneutraliser voir même de repolitiser un lexique largement imposé par son utilisation politique et médiatique et dérivé des catégories juridiques ou, plus insidieusement, de notre histoire coloniale. Cette repolitisation du vocabulaire peut prendre différentes formes.

Il peut s’agir d’un refus de l’euphémisation des discours administratifs et humanitaires par l’adoption de termes plus adaptés. On parlera ainsi de « camp » plutôt que de « centre », de « détention » ou de « rétention » plutôt que de « mise à l’abri » , de « travailleurs sans papiers » plutôt que « d’étranger en situation irrégulière », etc. Cela, pour mettre en évidence des responsabilités individuelles et collectives. D’autre part, il peut aussi s’agir de s’emparer d’un terme ancien et de le réinvestir afin de dépasser la segmentation des dénominations des étranger/ères impliquées par les catégories administratives. Le terme d’exil, dont Alexandra Galitzine-Loumpet défend l’usage, abolit ainsi les différentiations statutaires, pour se référer à l’expérience de la migration. Indépendant de tout statut juridique et de toute catégorie administrative, indépendant, aussi, de toute référence spatiale, l’exil renvoie à ce qui serait potentiellement commun dans l’expérience migratoire : une condition et une conscience.

Des trois impératifs que contenait l’intitulé de la dernière table ronde de l’après-midi (« détourner, dépasser, contourner les mots de la migration »), il faudrait donc essentiellement retenir le premier. Idéalement, le détournement lexical doit être recherché non pas comme moyen d’arriver à un vocabulaire plus juste ou plus neutre mais comme une fin en soi. Il doit désigner une dynamique d’interrogation perpétuelle sur nos usages lexicaux et sur leur capacité à décrire les migrations dans toute leur complexité. Sans oublier, comme l’ont souligné nos derniers échanges, qu’il faut « retourner » à un vocabulaire administratif et juridique quand le contexte l’impose, pleinement conscient.es, toutefois, de son sens, de ses limites et de ses effet.

Le lexique des migrations dans son état actuel ne doit être ni contourné, ni dépassé mais critiqué, réactivé, repolitisé, en permanence.