L’ontologie sociale de Spinoza, par Julien Adoue Séminaire d’Avril 2018

La pensée sociale de Spinoza, Julien Adoue.

On se propose ici de faire un point rapide sur la pensée de la société chez Spinoza, et sur les outils qu’elle propose pour comprendre et analyser les phénomènes sociaux. Dans les écrits de Spinoza, la première évocation de la société est assez sommaire et péjorative : elle est le plus souvent désignée par le terme de vulgus, terme ambivalent puisqu’il désigne à la fois un phénomène collectif, la foule, et un membre de cette foule. Rabattre la société sur le vulgus rend celle-ci incompatible avec une vie philosophique sage et rationnelle. On se réfère ici au début du Traité de la réforme de l’entendement qui présente même la société comme une contrainte qui empêche de mener une véritable vie philosophique :

"Mais tandis que nous sommes à cette recherche et nous efforçons de ramener l’entendement dans le droit chemin, il faut bien vivre ; nous sommes contraints [cogimur] avant tout d’accepter comme bonnes [bonas supponere] certaines règles de vie que voici […] Enfin, ne recherche l’argent ou tout autre bien que dans la mesure convenable pour entretenir vie et santé et pour nous conformer aux mœurs de la société [mores civitatis] qui ne s’opposent pas à notre but"
(Traité de la réforme de l’entendement, 17, p.107 dans Œuvres complètes)

S’il faut bien se conformer aux règles de sociétés, il faut toujours le faire avec une certaine prudence. Le vulgus est en effet représenté comme un danger, comme on le voit dans la préface du Traité théologico-politique, il est celui qui peut nuire au philosophe libre :

"Je n’invite donc pas à lire cet ouvrage le vulgaire et ceux qui sont agités des mêmes passions que lui ; bien plutôt préférerai-je de leur part une entière négligence à une interprétation qui, étant erronée suivant leur coutume invariable, leur donnerait occasion de faire le mal, et, sans profit pour eux-mêmes, de nuire à ceux qui philosopherait plus librement."
(Traité théologico-politique, Préface, p.27).

Spinoza développe donc une image assez négative de la société, mais il semble surtout que c’est là une question qui ne l’intéresse pas ou alors très peu : dans le TTP il précise ne vouloir échanger qu’avec des philosophes, tandis que dans le TRE il évacue assez vite la question du rapport avec la foule en les résumant à trois règles brèves. La composition de la société et les règles qui la régissent ne l’intéressent pas outre-mesure, il se contente de réfléchir sur les moyens dont dispose l’individu pour développer sa raison dans ce contexte défavorable que constitue la société du vulgus.
Pourtant, ce serait là un résume trop simpliste de la position spinoziste à l’égard de la société. En effet, dans le Traité politique, on voit apparaître pour la première fois dans la pensée spinozienne le concept de multitudo, multitude, qui renvoie à la société (il n’apparaissait pas en tant que tel dans l’Ethique et seulement cinq fois dans le TTP), alors que le terme vulgus n’apparaît plus que trois fois. Cette évolution terminologique nous pousse à redéfinir la position de Spinoza vis-à-vis de la société. En effet, si ces deux termes semblent renvoyer à des réalité semblables (un agrégat d’homme formant un tout suffisamment cohérent pour pouvoir le désigner comme un ensemble) il n’occupent pas la même place dans l’argumentation spinoziste. Je m’appuie ici sur l’article d’Etienne Balibar Spinoza et la crainte des masses, où celui-ci distingue le concept de vulgus, qui pour lui est un concept épistémique, du concept de multitudo, un concept socio-politique. Ainsi, à ce changement terminologique on peut associer un changement de point de vue : alors qu’auparavant la société n’était vue que par les yeux du savant, elle est désormais considérée comme un phénomène social (si je peux me permettre cet anachronisme) et politique : elle ne s’oppose
non plus à l’homme rationnel, mais à l’imperium.

Comment se traduit, dans la pensée spinozienne, ce changement de point de vue ? Alors que le sage semblait se retirer le plus possible de la vie en société pour s’attacher à réformer son entendement, celle-ci fait désormais partie de ces préoccupations, puisque Spinoza consacre un traité entièrement centré sur le concept de multitude. Il s’agit de voir comment Spinoza a progressivement thématisé le social, notamment grâce au TTP et à l’Ethique. Pour aboutir à son concept de multitude, il est d’abord passé par une description dans l’Eth des processus d’individuation : c’est à ces processus que nous allons nous intéresser, en interrogeant les rapports qu’entretiennent au cours de ce processus les individus et la société, afin notamment de replacer ces questions dans le débat entre holisme et individualisme.

I) L’individu La définition que Spinoza donne de l’individu se trouve au début de la deuxième partie de l’Eth.

« Par choses singulières, j’entends les choses qui sont finies et ont une existence déterminée. Que si plusieurs Individus concourent à une même action en sorte qu’ils sont tous ensemble cause d’un même effet, je les considère tous, en cela, comme une seule chose singulière. »
( Ethique, Partie II, Définition VII, p.99).

C’est une définition assez générale mais qui surtout s’écarte de toute considération ontologique : l’individu, ou « chose singulière » est défini par l’extérieur. En effet, il est fini (or une chose est finie lorsqu’elle est délimitée par une autre chose finie) et son existence est
déterminée (sous-entendu par des choses extérieures). Autrement dit, l’individu est un mode. Un mode est une affection particulière de la substance. En effet, chez Spinoza, la substance est une : tout ce qui existe de divers et de variés dans le monde n’est qu’une affection de la
substance. L’individu n’existe pas par soi, mais bien par son environnement. Il est essentiel de préciser ici que cette définition, si elle s’applique aux hommes, ne les concernent pas spécifiquement, elle s’applique à toutes les choses qui peuvent être qualifiée de singulière. Par ailleurs, la deuxième partie de la définition apporte un nouvel éclairage dans la définition qu’on peut donner d’un individu. Un individu peut être composé de plusieurs individu, et dans les faits, la grande majorité des individus sont des composés, y compris l’homme.

« Le Corps humain est composé d’un très grand nombre d’individus (de nature diverse) dont chacun est très composé. »
(Ethique, Partie II, Postulats, I, p.135).

Ainsi, l’homme en tant qu’individu n’est qu’un composé d’éléments plus petits, et il est lui-même contenu dans un ensemble plus grand « puisque tout ce qui est, est en en Dieu » (Eth, I, prop XV). Mais sans aller jusqu’à Dieu, on peut constater que dans l’emploi de termes comme vulgus ou multitudo, on considère bien les groupes sociaux comme des individus, indépendamment de leurs parties.

Cette définition de l’individu en général, et de l’individu humain en particulier, montre bien que nous sommes ici en présence d’une philosophie sans sujet, où l’individu ne se désigne pas lui-même comme tel, mais où c’est son environnement qui le définit comme tel. La définition VII partie II insiste d’ailleurs sur ce point car si le rassemblement de plusieurs individus peut être qualifié de chose singulière, c’est parce qu’un observateur extérieur le considère comme tel. Autrement dit, l’individualité n’est pas tant une question de nature, d’essence ou de subjectivité, mais bien de point de vue. Malgré l’absence réelle de la subjectivité, le sentiment de celle-ci existe bien : Spinoza décrit dans l’Eth le processus qui conduit l’homme à s’imaginer comme sujet cause première de ses actions.

« Il suffira que je prenne pour fondement ce que nul ne peut contredire ; je veux dire, que les hommes naissent tous ignorants des causes des choses, et qu’ils ont tous l’appétit de chercher leur utile, chose dont ils ont conscience. Car de là suit, premièrement, que les hommes se croient libres pour la raison qu’ils ont conscience de leur volitions et de leur appétit, et que, parce qu’ils ignorent les causes qui les disposent à appéter et à vouloir, il n’y pensent pas même en rêve. »
(Ethique, Partie I, Appendice, p.83)

Le sentiment d’individualité que chacun ressent est donc la conséquence de l’ignorance de l’homme et des moyens que trouve l’imagination pour combler le manque de connaissance. Ainsi la subjectivité (formulé ici en terme de liberté, l’homme se croit sujet parce qu’il croit être le libre auteur de ses actions) est une fausse causalité que l’homme crée pour s’expliquer ses actes. Une théorie du social prenant en compte une subjectivité ou une liberté originelle de l’homme est donc impossible à concevoir chez Spinoza. Peut-on pour autant exclure de sa pensée toute notion d’individualité ? Dans l’appendice de la première partie, déjà cité, on peut quand même retrouver une forme d’individualité, au sens où on l’entend habituellement, dans le concept d’ingenium, qu’on traduit par « tempérament » ou « complexion ». Or l’usage qu’en fait Spinoza semble pouvoir nous mener à un modèle de l Ethique, I, Appendice, p.85 :

« Il ne leur reste plus qu’à se tourner vers eux-mêmes et à se retourner vers les fins qui les déterminent eux-mêmes à de tels actes, et ainsi jugent-ils nécessairement du tempérament d’autrui à partir de leur propre tempérament. »

C’est la première que le terme d’ingenium apparaît dans l’Eth, et Spinoza n’en donnera jamais une définition précise : celui-ci sera pourtant central dans la partie III concernant les affects. Ce que l’on peut déjà en dire, c’est qu’il s’agit d’un moyen de caractériser un
individu singulier par rapport à un autre : chacun a son tempérament particulier. Mais alors comment comprendre précisément ce terme ? Pour ce faire, il faut noter qu’ici, les hommes font appel à cette notion de tempérament pour expliquer un comportement, que ce soit le sien propre ou celui des autres. On peut dès lors se référer à la définition du désir comme essence de l’homme donnée dans la partie III :

« Le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit déterminée, par suite d’une quelconque affection, à faire quelque chose. » (Ethique, III, Def des affects, I, p.319-321).

Ainsi, l’homme est déterminé à agir parce qu’il est affecté, et quelque soit cette affection. Si donc l’ingenium est une manière d’expliquer les actes d’un homme, il faut le comprendre comme l’ensemble des affections qui le déterminent à agir. Là se trouve la seule source réellement concevable d’individualité : chacun se définit par l’ensemble des affects qu’il a acquis au cours de son existence et qui le détermine à agir. On retrouve cependant le premier aspect qu’on a évoqué plus haut : l’homme est déterminé à agir en tant qu’il est affecté par le monde qui l’entoure : il ne peut seul se motiver à agir. De plus, chacun étant en permanence affecté de différentes manières, une individualité qui serait uniquement définie par ses affects serait nécessairement dynamique et changeante, et fondée en grande partie sur le vécu.

II) La sociabilité

Avoir ainsi défini l’individu ouvre la possibilité à une considération assez originale de la société. En effet, on a vu que l’individualité humaine telle que la conçoit Spinoza est dynamique et fondée sur le vécu. Celle-ci peut donc toujours être modifiée et s’adapter aux nouvelles configurations de son environnement. On peut donc se demander comment évoluent les affects et donc les individualités dans le cadre d’une société. La proposition XVII de la partie III de l’Eth offre un modèle intéressant :

« De ce que nous imaginons une chose semblable à nous [nobis similem], et que nous n’avons poursuivie d’aucun affect, affectée d’un certain affect, nous sommes par là même affecté d’un affect semblable. »
(Ethique, Partie III, Proposition XXVII, p.255).

Celle-ci décrit le phénomène que Spinoza désigne comme l’imitation des affects. Plusieurs points sont à noter : Spinoza s’intéresse ici uniquement au cas de l’homme, et évoque donc bien la spécificité de la sociabilité humaine. De plus on voit apparaître pour la première fois dans l’Eth la notion de semblable. Cette notion de semblable est centrale dans la compréhension du social chez Spinoza. En effet nous avons bien vu précédemment que l’idée que l’individu forme à son propos est fausse et en grande partie fondée sur l’imagination : si donc l’individu est incapable de se définir adéquatement lui-même, comment peut-il reconnaître son semblable ? Si le problème n’est pas posé directement, l’exemple d’Adam qu’il évoque partie IV est bien la preuve que cette notion de semblable est problématique : Cette dernière n’est efficace qu’à un certain nombre de conditions, et notamment que notre perception soit suffisamment exercée pour reconnaître cette similitude réelle. La confusion est donc possible. Ce que permet de souligner l’exemple du premier homme, c’est la nécessité d’une expérience répétée du semblable. En effet, si Adam croient que les bêtes sont ses semblables, c’est qu’il n’a jamais au contact d’un autre homme, il a toujours côtoyé les bêtes. L’impossibilité de percevoir adéquatement ce qui est semblable à lui vient de son manque d’expérience. En effet, on l’a dit, l’homme existe en tant que mode, et ne peut donc se connaître que par expérience.

« Nous n’avons jamais besoin de l’expérience, si ce n’est pour des choses qui ne peuvent se tirer d’une définition : par exemple, l’existence des modes. »
(Spinoza, lettre X à Simon de Vries, OC, p.109).

C’est-à-dire que l’idée de soi ne se forme que par expérience, c’est à dire dans la rencontre du semblable : c’est seulement au contact des autres hommes qu’on comprend qu’on est un homme. Autrement dit, l’homme qui se comprend adéquatement comme homme
est nécessairement déjà intégré dans une structure sociale minimale, puisque seule la société humaine permet d’offrir une expérience répétée d’autrui. Mais si le concept d’imitation des affects est si important pour comprendre la vision de la société que développe Spinoza c’est parce qu’il permet de construire une unité : par ce mécanisme les affects se communiques entre les individus, ce qui va permettre à un groupe d’individu de développer un même tempérament : les objets d’amour et de haine seront les mêmes pour tous, et l’affect étant par définition un motif d’action, tous les membres d’une même communauté affective (comprenons par là une société humaine à son niveau minimal) agiront dans le même sens : on retrouve ici notre définition de l’individualité :

« Par choses singulières, j’entends les choses qui sont finies et ont une existence déterminée. Que si plusieurs Individus concourent à une même action en sorte qu’ils sont tous ensemble cause d’un même effet, je les considère tous, en cela, comme une seule chose singulière. » (Ethique, Partie II, Définition VII, p.99).

L’imitation affective permet de construire un seul groupe constitué comme individu. La rencontre avec son semblable provoque un double changement dans l’individualité de chacun : elle permet tout d’abord de se définir comme un homme et elle provoque ensuite de nombreux changements dans le tempérament. A partir du moment où nous sommes partie prenante d’une société, notre tempérament est à la fois le résultat de notre propre vécu, mais aussi des affects que nous communiquent nos semblables, sans qu’il y ait forcément de hiérarchie entre ceux-ci. La société est ici bien thématisée comme un individu et ne semble pas être muni de caractéristiques particulières par rapport à un de ses membres : elle possède elle aussi un tempérament qui consiste dans les affects que ses parties éprouvent et qu’elles communiquent aux autres comme c’est le cas de n’importe quel individu. Mais il serait néanmoins difficile de penser l’individu société de la même manière que l’individu-homme : quelles sont les spécificité du mode d’existence des sociétés, comment celles-ci s’organisent-elles concrètement pour se maintenir dans le temps ?

III ) Les institutions : un mécanisme proprement social

Si l’imitation affective peut bien permettre de construire un seul et unique groupe, dans le cadre d’une société tout entière il est bien plus compliqué de mettre en place ce genre de phénomène. En effet, dès que le groupe s’élargit, faire l’expérience directe des affects
d’autrui devient compliqué : l’imagination prime de beaucoup sur l’expérience, ouvrant à la voix à de nombreuses méprises sur les affects réels des autres. Spinoza développe alors en filigrane une théorie des institutions qu’on peut trouver dans les parties III et IV de l’Eth :

« Mais il faut en outre noter ici qu’il n’y a pas à s’étonner du fait qu’absolument tous les actes dont on a coutume de dire qu’ils sont mal soient suivi de Tristesse, et ceux qu’on dit bien de Joie. Car cela dépend au plus haut point de l’éducation […]. Ce sont les parents qui, en réprouvant ceux-là, en en faisant souvent reproche à leurs enfants, et au contraire en conseillant ceux-ci, en en faisant l’éloge, ont fait qu’à ceux-là se sont trouvés joints des mouvements de Tristesse, et de Joie à ceux-ci. Ce que confirme également l’expérience même. Car la coutume et la Religion n’est pas la même pour tous ; bien au contraire, ce qui chez les uns est sacré est profane chez les autres, et ce qui chez les uns est honnête est malhonnête chez les autres. Donc chacun se repend d’un acte ou s’en glorifie selon qu’il est éduqué. » (Ethique, III, def des affects, XXVII, exp, p.333).

Ainsi, Spinoza reconnaît un rôle central à l’éducation, ainsi qu’à la coutume et à la religion, c’est-à-dire sur les manière dont la société prend en charge les individus, et ces manières, on le voit, sont principalement affectives : à mesure que la société se complexifie l’unité des affects ne seraient plus seulement le produit d’une imitation spontanée mais aussi de l’action d’institutions diverses, comme la famille ou la religion. On a bien définit l’individualité comme le résultat d’un vécu : les institutions permettent d’organiser dès la naissance et l’enfance le vécu de chaque membre de la société. Cette mise en place d’institutions formatrices d’affects permet ainsi la stabilisation d’un tempérament, à travers la
création de grandes catégories transcendantes comme le bien ou le mal. Pour mieux comprendre le rôle des institutions chez Spinoza il faut se rappeler que les parties III et IV sont des ajouts : au moment où Spinoza commence la rédaction de l’Eth, au début des années 1660, il ne prévoit que trois parties. C’est après la rédaction du TTP, en 1670, que Spinoza se décide à ajouter les parties III et IV. Le souci pour la communication des affects mais aussi pour le rôle des institutions peut donc se retrouver dans cet ouvrage, qui présente au chapitre V le modèle d’une politique qui repose principalement sur les affects : les institutions permettant alors d’homogénéiser les affects : parce que tous
participent aux mêmes cérémonies, parce que tous écoutent et partagent les mêmes récits, tous se retrouvent dans un même complexe affectif qui garantit l’union des hommes entre eux. Le chapitre XVII s’intéresse particulièrement à la mise en place et à l’usage des institutions :

« Etablir partout des institutions [instituere] faisant que tous, quelle que soit leur complexion, mettent le droit commun au-dessus de leurs avantages privés, c’est là l’œuvre laborieuse à accomplir. » (Traité théologico-politique, XVII, p.280).

Spinoza part bien des individus et de leurs complexions singulières : l’ensemble diversifié des différents individus doit être uni par les institutions. Cependant on pourrait discuter cette définition du social, parce qu’elle est avant tout politique : ce que Spinoza décrit ici c’est la
manière dont un Etat viable doit se constituer (ce qui est logique, puisque c’est l’objet qui l’occupe dans le TTP). Pourtant, il est possible de tirer de ce texte une considération plus précise du social et notamment à partir de l’exemple que Spinoza développe tout au long de
l’ouvrage, celui de la théocratie hébraïque décrite dans l’Ancien Testament. On peut notamment retrouver une analyse assez précise des institutions religieuses :

« Tel fut donc le but des cérémonies du culte : faire que les hommes n’agissent jamais suivant leur propre décret, mais toujours sur le commandement d’autrui, et reconnussent dans toutes leurs actions et dans toutes leurs médiations qu’ils ne s’appartenaient en rien mais étaient entièrement soumis à une règle posée par autrui. […] C’est pourquoi, bien que ces cérémonies n’aient pas été instituées dans un intérêt politique, elles l’ont été cependant en vue de la Société entière, et par conséquent celui qui vit seul n’est nullement lié par elles. »
(Traité théologico-politique, chapitre V, p.108-109).

Ici, on voit bien la distinction qui est faite entre la dimension politique et la dimension sociale des institutions : si celles-ci peuvent bien être utilisée politiquement, et sont même nécessaire à un Etat, elles sont avant tout sociales, et n’ont de sens qu’en société. On retrouve
ce qui était développé dans l’Eth, à savoir que la coutume et la Religion n’ont rien d’universel, mais sont au contraire soumises aux conditions historiques et sociales de leur existence. De plus, cette citation, en montrant que l’institution apprend aux hommes à obéir,
nous montre bien qu’elle permet de surpasser les tensions entre les différentes complexions humaines. Mais Spinoza va même plus loin :

« L’amour des Hébreux pour la patrie n’était donc pas un simple amour, c’était une piété, et cette piété comme cette haine des autres nations, le culte quotidien les échauffait et alimentait de telle sorte qu’elle durent devenir la nature [in naturam verti] même des Hébreux. »
(Traité théologico-politique, XVII, p.292).

Les effets produits dans ce cas par les institutions religieuses (mais qui peuvent être étendus à n’importe quelle autres institutions) peuvent évoquer le concept de « seconde nature », mais il faut noter qu’ici, les termes sont encore plus forts : la coutume n’est pas une seconde nature qui serait, par définition, ajoutée à une première nature, elle devient la nature même des individus, rendant impossible une division entre coutume et nature.

Conclusion :

Bien que Spinoza ne se soit pas attaqué réellement aux problèmes posés par le social, ce thème traverse une grand partie de son œuvre. La société est ainsi décrite comme une unité affective, unité qui se réalise non seulement dans la communication des affects entre les membres de cette société, mais aussi dans la création et l’entretien de ses affects par des institutions. L’usage récent de Spinoza dans les sciences sociales, que ce soit dans les travaux de Frédéric Lordon ou de François Zourabichvili, ont pu permettre de rendre compte de
l’efficacité épistémologique d’une telle conception. Mais pour conclure et peut être ouvrir cet exposé sur de nouvelles perspectives, il est sans
doute nécessaire de faire un point sur le concept de multitudo, évoqué en introduction, et qui ouvre la voie à de nouvelles perspectives sur le social.
Ce concept apparaît assez tardivement dans la pensée de Spinoza (il n’est pas présent dans l’Eth et très peu dans le TTP, on le retrouve seulement 5 fois, dont 2 fois dans la préface) : il est donc, à mon avis, le résultat le plus visible du changement initié dans le TTP
puis les parties III et IV de l’Eth et où apparaît en filigrane une véritable théorie du social. L’étude de ce concept en tant que concept du social doit cependant rester assez prudente. En effet, la multitudo est un concept avant tout politique, même s’il implique une certaine
dimension sociale, et surtout le TP est resté inachevé suite à la mort de Spinoza en 1677.
Ce qui reste néanmoins particulièrement intéressant dans ce concept de multitudo c’est les potentialités du social qu’il met au jour. Il est en effet possible de voir dans le TP une contradiction interne si l’on compare ce qui est dit dans le chapitre I :

« Croire que l’on peut amener la multitude, ou ceux qui sont tiraillés de toutes parts dans le jeu des affaires publiques, à vivre selon le seul précepte de la raison, c’est rêver de l’âge d’or des poètes, c’est-à-dire d’une fable. »
(Traité politique, I, §9, p.93).

Pourtant à partir du chapitre V, on retrouve régulièrement l’expression de « multitude libre », considérée comme une possibilité réaliste et non pas le fruit d’une fable. Or, on sait que chez Spinoza la liberté est assimilée à la rationalité : il est donc possible que les membres de la société ne soit pas libre mais que la société considérée dans son ensemble soit libre. La société ne serait alors plus simplement la formation d’une unité affective, mais aussi le chemin d’une rationalité plus générale qui permettrait à chacun d’être libre, non plus par l’application, longue et difficile, d’une éthique personnelle, mais par sa simple appartenance à la société. Ces hypothèses restent cependant difficile à confirmer ou infirmer, Spinoza ne disant des moyens permettant à une multitude d’atteindre cette rationalité, on peut essayer d’en distinguer quelques pistes dans les développements sur la démocratie, où c’est la vertu des institutions qui permettrait la libération de la multitude, mais des commentateurs comme François Zourabichvili ont émis l’hypothèse que ce soit dans le fait de mener une guerre d’indépendance, productrice d’un habitus de liberté, qui permettrait de libérer la multitude. Mais l’inachèvement du TP ne nous permet pas d’aller aussi loin et de conclure avec certitude sur la nature du social chez Spinoza. La seule conclusion réellement définitive que l’on peut formuler, c’est qu’en aucun cas il
est possible d’opposer un individu libre par nature à une société opprimante et contraignante : cela ne saurait être le cas que si l’individu est devenu, après de nombreux efforts, un être rationnel, et que si la société est une société asservie par ses affects. Au contraire,
précisément parce qu’elle nous met en contact avec nos semblables, il ne saurait y avoir d’individuation réellement complète et libre hors d’une société, et les pistes ouvertes par le concept de multitude libre confirme a minima ce postulat.

Editions de ouvrages de référence :
Spinoza, Ethique, Bernard Pautrat (trad.), Editions du Seuil, Paris, coll. « Points - Essais »,
2010.
Spinoza, Traité politique, Omero Proietti (éd.), Charles Ramond (trad.), PUF, Paris, coll.
« Epiméthée », 2005.
Spinoza, Traité théologico-politique, Charles Appuhn (trad.), Flammarion, Paris, coll. « GF »,
1965.
Spinoza, Œuvres complètes, Rolland Caillois, Madeleine Francès et Robert Misrahi (éd.),
Gallimard, Paris, coll. « La Pléiade », 1955.