Usages de la prosopographie

28 octobre 2009

Pour télécharger le compte-rendu de cette séance au format pdf, cliquez ici (PDF - 201 Ko).

Compte tenu de la place de premier ordre désormais tenue par l’étude des acteurs en histoire urbaine, l’équipe du laboratoire junior VilMA a consacré une séance de son séminaire à la prosopographie, outil essentiel de l’appréhension des individus, notamment dans les actes de la pratique. Il s’est agi de proposer avec l’aide de nos intervenants un bilan des apports de cette méthode aux recherches récentes et de susciter une réflexion collective sur les usages possibles de la prosopographie pour les recherches en cours.

Thierry Kouamé (Univ. Paris I) : « L’apport de la prosopographie à l’étude des institutions médiévales »

Aperçu historiographique

En premier lieu, un rapide parcours historiographique a montré le rôle crucial des romanistes allemands de la fin du XIXe siècle dans la fondation de la prosopographie comme méthode historique : alors que le terme qui existe depuis le milieu du XVIe siècle désigne jusque là un genre littéraire, une collection de biographie sommaires mettant en valeur les traits saillants de la personnalité des individus (prosopon en grec désigne le masque, la figure), l’entreprise de la Prosopographia Imperii Romani consacre cette mutation fondamentale. Toutefois, le projet de constitution de ce corpus ne comprend pas de volet interprétatif, et le terme prosopographie ne désigne alors que la collection de notices biographiques. L’exploitation critique de ces dernières a ensuite révolutionné la connaissance de la république romaine, notamment avec les travaux de Matthias Gelzer (1912) et Friedrich Münzer (1920), ouvrant la voie à une progressive diffusion de cette méthode de travail hors du champ d’études des romanistes. En 1975, François Bluche utilise le terme de « prosopographie » pour remplacer l’expression « répertoire biographique », tandis que les travaux contemporains de Françoise Autrand sur le personnel du Parlement de Paris font date. Ainsi, les décennies 1970 et 1980 voient l’avènement du terme prosopographie pour qualifier l’exploitation des notices. Son utilisation permet une analyse des institutions fondée sur la sociologie de leurs membres, permettant de mettre à jour leurs mécanismes de fonctionnement.

Une étude de cas : le collège de Dormans-Beauvais (1370-1458)

Grâce à une série comptable exceptionnelle allant de la fondation du collège de Dormans-Beauvais (1370) à sa disparition au XVIIIe siècle, Thierry Kouamé a pu étudier l’entrée et le séjour des boursiers dans l’institution, leurs carrières hors du collège ainsi que la mise en place de leurs stratégies familiales. Pour ce faire, il a constitué une base de données Access© avec un système numérique de codage des données pour garantir la précision des requêtes soumises au logiciel. Dans ce même souci de précision, chaque code a été élaboré de manière à pouvoir être subdivisé, à la manière des codes postaux, et la fragilité des informations fournies par les sources est prise en compte par l’indexation d’une valeur d’identification (possible / probable / certain) modifiable à tout moment.

Un projet collectif : L’ « Opération Charles VI »

Créée par Hélène Millet au sein du Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris-UMR 8589 (Paris I - CNRS), l’Opération Charles VI est une méta-prosopographie en ligne comme on trouve des méta-catalogues de bibliothèques qui donne accès à des renseignements sur les personnes « actives » dans le Royaume de France entre 1380 et 1422. Les données de chaque contributeur ont été traitées de façon à ce que les différents corpus biographiques initiaux demeurent, mais les informations concernant un même individu sont accessibles à partir d’une seule entrée nominative (plus de 4700 individus identifiés en octobre 2009).

Travaux de Thierry Kouamé
- Le Collège de Dormans-Beauvais à la fin du Moyen Âge : stratégies politiques et parcours individuels à l’Université de Paris (1370-1458), Leiden, Boston, Brill, 2005.
- Les universités en Europe du XIIIe siècle à nos jours : espaces, modèles et fonctions, Actes du colloque international d’Orléans, octobre 2003, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005 (éditeur scientifique).
- Le système d’enseignement occidental (XIe-XVIe siècle), partie thématique des Cahiers de Recherches Médiévales, 18 (2009), p. 1-175 (éditeur scientifique).

Clémence Revest, (Univ. Paris IV-) : « Les mentions de chancellerie comme outil prosopographique : quelques éléments de réflexion pour l’étude du milieu humaniste de la curie romaine du Grand Schisme »

Clémence Revest a été amenée à un usage pragmatique de la prosopographie par ses recherches pour une thèse en cours sous la direction de Mme E. Crouzet-Pavan, intitulée « La rhétorique des humanistes au service du pouvoir pontifical 1404-1414 » et portant sur la promotion sociale des humanistes dans le milieu curial du Grand Schisme, notamment à travers l’utilisation de la rhétorique comme outil d’ascension sociale. Les humanistes se sont attachés à mettre en scène leur propre mémoire, particulièrement dans leurs correspondances, ce qui parasite l’étude de ce groupe, encore largement fondée sur les sources littéraires qu’ils ont laissées. C’est là qu’intervient le recours à la méthode prosopographique, pour établir rigoureusement grâce aux actes de la pratique les principaux faits biographiques les concernant.

Dans la lignée des travaux pionniers du moderniste Bernard Barbiche sur l’utilisation des mentions hors teneur des chartes pour réaliser une prosopographie du personnel de la chancellerie apostolique, Clémence Revest utilise les registres de la chancellerie pontificale pour reconstituer les carrières des humanistes qui y officient en qualité de secrétaires pontificaux entre la fin du XIVe et le début du XVe siècle. En effet, cette fonction ayant été investie par les humanistes comme outil de légitimation de leur formation intellectuelle originale, on conserve leurs signatures sur les documents enregistrés à la chancellerie. Cet usage de la prosopographie est destiné à faire apparaître, en plus des carrières individuelles, les éventuelles spécialisations géographiques ou thématiques des humanistes agissant en qualité de secrétaires pontificaux. De plus, l’utilisation d’un modèle de dépouillement des lettres pontificales permet de repérer celles qui sont particulièrement emblématiques de la constitution d’un modèle rhétorique au service du pouvoir et l’œuvre des secrétaires humanistes.

Une difficulté importante réside dans le fait que le groupe d’individus qui fait l’objet de cette investigation dans les archives a nécessairement été constitué à partir des sources littéraires, notamment des correspondances, alors que ses contours « réels » sont délicats à cerner. C’est pourquoi le groupe des scripteurs des actes, également mentionnés hors teneur, est étudié, dans le but de faire apparaître un cercle d’humanistes mineurs.
Dans tous les cas, les individus concernés sont relativement peu nombreux, et l’exploitation des données recueillies ne nécessite pas de base de donnée permettant des requêtes complexes, comme c’est souvent le cas dans les travaux prosopographiques portant sur des groupes plus étendus.

Travaux de Clémence Revest

- « Les enjeux de la transmission aux origines de l’humanisme. L’exemple de la Laudatio Florentinae urbis de Leonardo Bruni », La transmission, Bulletin de Questes, 11 mars 2007, p. 7-16.
- « Au miroir des choses familières. Les correspondances humanistes au début du XVe siècle », Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 119, 2 (2007), p. 447-462.
- « Leonardo Bruni et le concile de Pise », Medioevo e Rinascimento, 23/n.s. 20 (2009), p. 155-180.