Recension

Jacques Le Brun : Le Pouvoir d’abdiquer

Par Caroline Labrune

Jacques Le Brun, Le Pouvoir d’abdiquer, Essai sur la déchéance volontaire, Paris, Gallimard (coll. L’Esprit de la cité), 2009.

C’est une gageure que s’impose Jacques Le Brun en interrogeant l’abdication dans son ouvrage Le Pouvoir d’abdiquer, Essai sur la déchéance volontaire. En effet, comme il le souligne lui-même, l’abdication, « acte inouï du refus de l’autorité suprême » [1], est une énigme à plusieurs égards : c’est pourquoi elle reste l’objet d’une véritable fascination à travers les âges. Mais pourquoi constitue-t-elle un tel mystère ? Cela, le sous-titre de l’ouvrage le manifeste très clairement : car comment la déchéance pourrait-elle être volontaire ? On ne saurait nier, en effet, la valeur péjorative du terme de « déchéance ». Or, comment un individu pourrait-il désirer quelque chose qui lui porte préjudice ?

De la difficulté de penser l’abdication

J. Le Brun le montre bien : l’abdication est, avant tout, un geste confondant de la part de celui qui le commet, et ce tout particulièrement à l’âge moderne, où elle constitue tout simplement un « non-sens » [2]. En effet, au XVIe et au XVIIe siècles, le roi n’est pas considéré comme le propriétaire de sa couronne : il n’en est que le dépositaire désigné par Dieu. Dès lors, il « ne peut […] s’empêcher d’être roi » [3]. Ainsi l’abdication était-elle impensable : elle heurtait de front les valeurs politiques et religieuses les plus fondamentales de la monarchie, ce qui explique, pour J. Le Brun, le silence des textes théoriques sur la question. L’auteur montre donc de façon très claire qu’il s’attache à « penser l’impensé » [4] dans son ouvrage.

On note cependant que l’auteur n’interroge pas l’aspect potentiellement blasphématoire de l’abdication : en effet, puisque Dieu seul dispose de la couronne, qu’il donne simplement à garder au ministre de sa volonté qu’est le roi, si celui-ci décide d’en disposer, n’attente-t-il pas, par là même, à une prérogative divine ? Ce point aurait sans doute gagné à être formulé et approfondi ; mais le silence des textes théoriques sur la question en complique le traitement. Cependant, J. Le Brun le dit bien : les œuvres littéraires n’hésitent pas à s’emparer du sujet, et auraient peut-être pu apporter des éléments de réponse à cette question délicate, qui ne fait que confirmer la difficulté de penser un geste inconcevable à l’époque envisagée.

À cette difficulté s’ajoute une autre, qui n’est pas moindre, et qui s’impose cette fois-ci directement à l’historien : le caractère hétéroclite de l’abdication. En effet, il apparaît rapidement qu’il existe non pas une, mais des abdications [5] – et ce caractère protéiforme rend extrêmement difficile de porter sur elle un regard global. C’est sans doute ce caractère composite du sujet qui confère à l’ouvrage une présentation en mosaïque ; celui-ci, en effet, se divise en chapitres spécifiquement dédiés aux grandes figures de l’abdication (Dioclétien, Charles Quint, Richard II, Jacques II et Philippe V), sans mettre celles-ci en perspective les unes par rapport aux autres. On peut le déplorer, car de fait, cela rend difficile une appréhension générale du sujet ; mais celui-ci est si particulier, et ses manifestations si rares et dispersées dans le temps, que J. Le Brun pouvait, nous semble-t-il, difficilement faire autrement.

On regrette cependant que l’ouvrage n’évoque pas Christine de Suède, dont l’abdication a été un véritable coup de tonnerre à l’échelle européenne [6]. L’envisager aurait sans doute particulièrement servi le propos de l’auteur, en ce que Christine de Suède est la seule femme à avoir abdiqué à l’époque moderne. À un âge où le pouvoir féminin était, la plupart du temps, considéré comme irrecevable, notamment en France, le geste ne pouvait pas avoir la même résonance que lorsqu’il était opéré par un homme. Interroger la spécificité de l’acte dans la perspective des gender studies, aurait sans doute éclairé d’une part certaines de ses constantes, et d’autre part, par contraste avec les cas masculins, ce qui ne lui était pas essentiel.

Éclairer le pourquoi ?

En dernière instance, l’abdication reste un mystère : J. Le Brun le souligne explicitement, et c’est pourquoi il ne cherche pas à plaquer sur son sujet des notions qui, par un excès de rigidité théorique, le figeraient dans des explications nécessairement insatisfaisantes. Ainsi ne propose-t-il pas d’interprétations générales de l’abdication, mais des rapprochements avec des notions susceptibles d’éclairer un pan du geste, sans l’enfermer dans des considérations trop étroites. Il rapproche donc l’abdication de la devotio antique [7], motif à la fois païen et ultérieurement chrétien, qui correspond au dévouement ultime à sa patrie par le sacrifice de soi. On le voit, la devotio ne concerne pas directement l’abdication, puisqu’il ne s’agit pas d’abandonner le trône, mais la vie. Néanmoins, elle est constamment associée à une force morale, qui est un argument que l’on retrouve souvent dans le discours sur l’abdication ; et surtout, elle ouvre la porte à la deuxième notion invoquée par J. Le Brun, celle de l’abnégation [8], qui, elle, peut concerner aussi bien le renoncement au trône qu’à la vie.

En effet, « si nous remontons au latin, ce que désigne "abdication" est proprement une négation » [9] ; et il faut rapprocher le terme "d’abnegare", qui signifie « refuser absolument », ou « renier ». L’histoire des deux termes étant étroitement liée l’une à l’autre, le renoncement au trône esquisse la perspective de l’auto-destruction pure et simple de l’individu : en descendant volontairement du trône, le roi risque de s’anéantir. Cette seconde notion éclaire donc de façon particulièrement âpre l’énigme que représente l’abdication. Ainsi, en proposant des notions souples, qui recoupent, mais ne recouvrent pas strictement l’objet de son ouvrage, l’auteur éclaire son sujet sans en détruire l’aura mystérieuse qui le caractérise et en fait tout l’intérêt.

Ambiguïtés de l’abdication

L’abdication reste une énigme, ce qu’illustrent très bien les analyses individuelles que J. Le Brun fait de ses figures : il fait en cela tout autant le portrait des formes de l’ambiguïté de l’abdication, que l’étude du « pouvoir d’abdiquer ».

Cette ambiguïté se traduit tout d’abord au niveau de la réception dont le geste a pu être l’objet : comment pourrait-il en être autrement, puisqu’il ne peut être que fondamentalement incompris de ses spectateurs ? Ainsi n’est-il pas étonnant de voir coexister des interprétations rigoureusement opposées d’un même cas, comme le montre l’auteur dans les cas de Dioclétien et de Charles Quint. Encensés par certains (l’un comme un modèle de retraite philosophique, l’autre comme celui des sages), éreintés par d’autres (le premier comme honteusement soumis à autrui, le second comme en proie à la folie ou à un amour-propre déplacé), ils sont tous deux la preuve que l’abdication, par son côté fondamentalement dérangeant, laisse la porte ouverte aux interprétations les plus diverses et les plus incertaines, le comble de l’ambiguïté étant atteint lorsque certains interprètent la déchéance volontaire du trône comme la conséquence d’un souci de gloire, dans le cas de Charles Quint.

On retrouve cette même ambiguïté, mais cette fois-ci en amont de l’abdication, dans le cas de Philippe V : en effet, si Fénelon et le duc de Chevreuse tentent tout deux d’en justifier la nécessaire abdication du trône de France pour mettre fin à l’éreintante guerre de succession d’Espagne en invoquant le même principe de la devotio, ils ne le tournent nullement dans le même sens. Le duc de Chevreuse considère en effet que Philippe V « ne doit considérer que la nation à laquelle il avait été sacrifié et dévoué au détriment même de la France » [10], alors que Fénelon invoque le « droit des gens » et la paix comme justifications, rejetant ainsi le droit civil sur lequel se fondait le duc de Chevreuse.

Cette ambiguïté de l’abdication s’est enfin manifestée dans le décalage qui a caractérisé la figure paradoxale de Jacques II. Quoique résigné intérieurement à sa chute du trône dont on l’a chassé, celui-ci a effectivement toujours refusé de proclamer cette résignation lors de cérémonies officielles, ce qui a transformé, comme le montre J. Le Brun, un acte par essence public en « malheur privé » [11].

L’on pourra objecter, cependant, que peu d’ambiguïté se dégage de la figure de Richard II, que J. Le Brun analyse au prisme de la pièce de Shakespeare : en effet, c’est la ruine volontaire d’un homme que le dramaturge met en scène, dans un « processus de désappropriation mystique et même christique » [12]. Cela est dû au fait qu’on a affaire ici à un texte littéraire qui ne prétend pas excuser l’acte de Richard II : en effet, si l’abdication est source d’ambiguïté, c’est parce qu’à l’âge moderne, les partisans de la royauté – et d’une royauté forte – ne peuvent qu’éprouver le besoin de justifier cette dernière quand l’abdication se réalise. L’ambiguïté surgit donc de la tension qui s’instaure entre un geste de destruction de soi, et la nécessité ressentie par certains de préserver l’intégrité de la monarchie, ce que Shakespeare ne cherche pas à faire. C’est pourquoi, comme le rappelle J. Le Brun, la pièce était considérée comme dangereuse, notamment par la reine Élisabeth. La figure de Richard II, en montrant tout ce que l’abdication peut avoir de vertigineux, met d’autant mieux en valeur l’énigme qu’elle représente.

En mettant en valeur le caractère fondamentalement composite de l’abdication, J. Le Brun éclaire donc au mieux « l’étrange fascination » [13] dont elle a pu être l’objet à travers les âges. Son ouvrage constitue donc la meilleure entrée en matière possible – à la fois rigoureuse et souple – à un phénomène particulièrement difficile à appréhender du fait de sa labilité et de son ambiguïté.

Notes

[1P. 8.

[2P. 18.

[3P. 19.

[4Voir le chapitre « Penser l’impensé de l’abdication » (p. 15-28).

[5J. Le Brun le formule par ailleurs lui-même dans le recueil Le Deuil du pouvoir, Essais sur l’abdication : « Il n’y a pas une forme unique de l’abdication, il n’y a pas une abdication, mais des formes à chaque fois différentes de l’acte d’abdiquer » (« Épilogue : Le roi et le pape. La Tragédie du roi Lear et Habemus Papam. Deux abdications », in A. Boureau, C. Péneau (éd.), Le Deuil du pouvoir, Essais sur l’abdication, Paris, Les Belles Lettres (coll. Histoire), 2013, p. 147).

[6Celle que l’on surnomme à l’époque la « Pallas du Nord » était une figure connue en Europe, aussi bien avant (on pense notamment à sa correspondance avec Descartes) qu’après son abdication (elle a séjourné en France en 1656 et en 1657-1658, et en Italie) : aussi son renoncement au trône ne pouvait-il passer inaperçu. Voir les chapitres « La nouvelle Athènes », « L’abdication » et « L’ivresse de la liberté » dans Bernard Quilliet, Christine de Suède, Paris, Fayard, 2003.

[7Voir le chapitre « Le Prince dévoué » (p. 29-69).

[8Voir le chapitre « Abdication et abnégation » (p. 71-83).

[9P. 71.

[10P. 231.

[11P. 191.

[12P. 169.

[13P. 7.