Présentation du séminaire

Ce séminaire, organisé par Flora Champy et Maria Leone, s’attache aux enjeux de pouvoir contenus dans la posture publique de Rousseau, qui construit à partir de sa conception du langage sa propre image d’écrivain et de citoyen. L’articulation des notions de "pouvoir" et de "discours" se réalisant pour Rousseau dans l’alliance dynamique et parfois problématique du "politique" et de la "poïésis", ce séminaire se présentera comme une étude d’un cas exemplaire des thématiques du laboratoire.

L’objet de ce séminaire sera de questionner l’articulation à la fois essentielle et problématique (dans la mesure où son absence ou sa défaillance est l’un des horizons du texte) entre écriture et parole chez Rousseau. Ce questionnement constituera le point de départ d’une réflexion qui s’attachera aux pouvoirs nés de cet investissement du texte par la « voix » mise en scène, et à la confrontation de cette voix singulière avec les autorités politiques et sociales instituées. Comme l’ont montré J. Starobinski et A. Wyss , l’écriture digne de ce nom pour Rousseau ne se réalise véritablement auprès des lecteurs que si elle traduit les accents vivifiants de la voix qui seule porte l’émotion, donc le sens du message, et peut être entendue. Le saisissement de cette « parole » dans le texte démultiplie ses potentialités rhétoriques si l’on considère que les procédés d’écriture sont susceptibles de susciter l’empathie des lecteurs. Pour autant l’accomplissement de la parole constitue un horizon toujours fuyant du texte : les notions derridiennes d’ « écart » et de « différance » révèlent combien est sinueuse et problématique cette puissance du texte.
De nombreux travaux ont exploré les subtilités de ces procédés textuels où s’observe ce phénomène d’apparition-disparition de la parole vive, qu’ils se réalisent rhétoriquement ou dans l’alliance de la poésie et de la musique au texte. Nous souhaiterions nous inscrire dans cette filiation pour questionner les manifestations et les effets de ce « pouvoir » reconnu au texte, s’il est investi d’une parole authentique. Un tel positionnement dans la langue nous semble caractéristique de la position exclusive que Rousseau occupe parmi les intellectuels de son temps, lui qui fait le choix d’être « auteur » plus qu’ « écrivain » et de se forger une langue susceptible de recevoir un pouvoir de révélation philosophique et politique.
Notre séminaire envisagera deux aspects fondamentaux de l’œuvre de Rousseau, que la critique a jusqu’ici traités séparément : sa théorie et sa pratique novatrices du langage, et sa pensée politique. Il se propose d’explorer trois thématiques principales, présentées à titre indicatif :

1. Mise à distance et réappropriation de la langue.
Ecrivain talentueux et d’emblée reconnu comme tel, Rousseau poursuit tout au long de son œuvre une réflexion sur les pouvoirs du langage, dont l’acuité est renforcée par sa position d’étranger : Genevois, il s’approprie en s’installant en France une langue qui n’est pas tout à fait la sienne. Certains de ses textes témoignent de ce sentiment d’une forme d’ « étrangeté linguistique » (par exemple, dans les Confessions lorsque Jean-Jacques met en scène la façon dont la lecture de Voltaire et des grands textes classiques français lui ont enseigné la langue, ou lorsqu’il compose ses premières poésies à Lyon, ou encore dans La Nouvelle Héloïse lorsque Claire évoque le parler « genevois »). Rousseau compose, comme il l’écrit dans sa correspondance son propre « dictionnaire » qu’il faut apprendre à comprendre et déchiffrer. Ainsi mise à distance, la langue est comparable à un univers d’interactions sémantiques dans lequel il est possible de passer soit d’un système linguistique à un autre (dans les traductions auxquelles se prête Jean-Jacques), soit d’un langage à un autre (dans les réflexions sur la musique). Dans cette troisième perspective, les travaux de C. Volpilhac sur la traduction ou de M. O’Dea sur l’écriture et la musique apparaissent essentiels et fondateurs . Dans un autre registre, les recherches novatrices de N. Ferrand en vue d’une édition génétique du roman de Rousseau sont particulièrement éclairantes et porteuses, car elles renouvellent l’interprétation en ciblant la dynamique signifiante à l’œuvre dans les brouillons où différents états de texte se confrontent.

2. La question de l’incarnation de la parole dans l’écriture et de son emprise sur les lecteurs.
Dans cette perspective, le théâtre de Rousseau et sa théorisation dans la Lettre à d’Alembert, ou la Préface de Narcisse, constitueront un cadre de référence pour envisager les dispositifs textuels permettant d’avoir de l’effet sur les lecteurs. Notre hypothèse de départ est que la pratique du théâtre, qui aboutit dans les années 1770 à l’invention du drame lyrique Pygmalion, accompagne et nourrit indirectement la composition des textes littéraires majeurs de Rousseau (La Nouvelle Héloïse, Emile, les Confessions, les Dialogues). Les récents collectifs portant sur les résonances esthétiques et politiques de la Lettre à d’Alembert, ou sur les rapports entre Rousseau et le spectacle posent la question des ramifications d’une pensée qui renouvelle le lien de l’esthétique et du politique et met en perspective ses effets sur la société. Comme l’a souligné P. Manent, Rousseau considérerait après 1758 que la seule parole susceptible d’agir sur un auditoire est la parole théâtrale. On peut donc se demander dans quelle mesure le déploiement d’un tel « pouvoir » est une « déviance » ou une « ressource ». On peut aussi, à l’aune du dernier chapitre de l’Essai sur l’Origine des Langues, se questionner sur l’érosion de la force de la parole politique et les conditions de sa renaissance.

3. La question de la mise en scène des discours (par exemple dans La Nouvelle Héloïse), de l’élaboration de dispositifs énonciatifs complexes (comme c’est le cas dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard ou dans les Confessions et les Dialogues tels que J.-F. Perrin les interprète ) et de la confrontation des différents niveaux de représentation et de création mis en œuvre par ces fonctionnements textuels.
Dans cette ultime perspective, les travaux de M. Rueff, L. Mall et Y. Citton nous semblent fondateurs car ils explorent le pouvoir de création de la fiction en mettant en évidence les mécanismes d’ancrage, de mise à distance et de confrontation des discours. Construire une fiction pour Rousseau, ce n’est pas prioritairement inventer un autre monde, mais élaborer des dispositifs rhétoriques fonctionnant comme une optique qui renouvelle notre point de vue sur le monde. Sur cette base, la frontière entre fiction et réalité peut être interrogée : le « montage » des discours suppose l’existence d’une personne (réelle) saisie à partir exclusivement des discours qui la constituent, ou la mise en scène d’un personnage (fictionnel) créé à partir de postures énonciatives souvent problématiques (qui est Saint-Preux ? d’où parle le gouverneur d’Emile ?). L’hétérogénéité énonciative fondamentale et parfois paradoxale de la parole (réelle ou fictionnelle) nous conduit à repenser les échos entre le corpus fictionnel et celui autobiographique. Ainsi les travaux de A. Grosrichard, notamment son édition des Confessions chez Garnier Flammarion, apparaîtront essentiels pour autant qu’ils soulignent les processus complexes qui assimilent la personne à un dispositif textuel et discursif.
Nous chercherons à éclairer les implications politiques de cette mise en scène complexe des discours. Tous les écrits de Rousseau se trouvent adressés et conçus comme tels, à un public qui peut être unique ou multiple – ce qui confère une dimension indéniablement politique, même aux œuvres qu’on ne classe généralement pas dans cette catégorie. La position novatrice de Rousseau, donnant à entendre sa voix comme celle d’un citoyen, pourtant extérieur à toute patrie, se situe en effet au cœur des accusations dont il fit l’objet : on lui a reproché de vouloir ébranler les autorités établies en usant de la puissance de son verbe pour fasciner les lecteurs. Nous examinerons le rôle qu’a joué la position complexe, extrêmement construite, de Rousseau en tant que citoyen éloquent dans sa redéfinition de la légitimité politique.